jeudi 28 mars 2024

L’héritage tactique de la première guerre mondiale : le combat de l’infanterie

BouchacourtL’étude des batailles du premier conflit mondial met souvent en avant les terribles assauts meurtriers, le combattant englué au fond de tranchées, le fracas et la puissance du feu d’artillerie qui annihile toute manœuvre. Néanmoins, certains auteurs ont démontré qu’en 1918, l’armée française s’était remarquablement adaptée pour renouer avec la guerre de mouvement avec une doctrine interarmes associant des fantassins mieux équipés, des appuis feux coordonnés, des chars d’assaut ou une aviation maîtrisant le ciel. Il apparaît donc intéressant de se pencher sur l’héritage tactique, ou sa perception, voire son interprétation à la fin des années 1920. Pour cela, j’ai pu consulter un ouvrage rédigé par le commandant Bouchacourt (qui terminera sa carrière comme général commandant la 42ème division d’infanterie), en 1927, et édité aux éditions Lavauzelle. L’auteur y traite presque exclusivement de l’infanterie, dans l’attaque et la défense et cherche à théoriser l’emploi de cette arme pour les combats à venir en s’appuyant exclusivement sur les enseignements des combats de la Grande guerre et sur les textes réglementaires en vigueur au moment de l’écriture de son traité. Nous verrons que cette démarche le conduit, de fait, à faire preuve à la fois d’une belle clairvoyance sur certains principes fondateurs (surprise, audace, réserves,…) mais aussi d’une pensée quelque peu sclérosée dans les schémas proposés notamment pour les missions défensives, carcan que l’on retrouvera en 1940 lors de la campagne de France. 

L’attaque

Elle fait l’objet d’un « règlement de manœuvre d’infanterie » qui détaille 4 phases distinctes : l’approche, la prise de contact, l’assaut, la conservation du terrain conquis ou l’exploitation du succès. Cette analyse paraît judicieuse au premier abord mais elle est adossée à un exemple particulier, celui de l’attaque des armées alliées le 8 août 1918 face à des forces allemandes épuisées.

L’auteur décrit alors, en guise d’illustration, le secteur d’une division française avant l’assaut, unité qui dispose sur 1 200 mètres  de front de 2 régiments d’infanterie, 2 régiments de chasseurs, 7 groupes de canons de 75 mm (120 pièces), 3 groupes de 155 mm et 4 groupes de 220 mm. Il y a clairement une puissance de feu qui doit permettre la rupture des défenses adverses, ce qui fait dire au commandant Bouchacourt avec une réelle justesse tactique mais aussi une certaine certitude  qu’ « à vouloir tout prévoir dans trop de détails, on s’expose à ne pas tenir assez compte de l’imprévu du combat et à mettre les exécutants très rapidement, au cours de l’action, en face d’un bouleversement complet des dispositions arrêtées d’une façon trop précise ». Dans les faits, l’attaque menée a été préparée minutieusement, minute par minute (points de passage, itinéraires, déploiement, place des mitrailleuses) derrière un barrage roulant que les fantassins suivent au plus près.

S’ensuit une étude fine du dispositif de défense allemand avec, en point d’orgue, la nécessité de neutraliser les « sonnettes » ou P.P (Widerstandnester), groupes de 6 à 8 hommes commandés par un sous-officier, placés dans des trous organisés en avant de la ligne de résistance mais également armés d’une mitrailleuse légère pour tenir sur place et perturber l’attaque des assaillants. L’étape suivante est qualifiée d’irruption dans la position ennemie et de sa traversée dans la profondeur.

Dans l’attaque, après la phase de préparation et d’approche, il s’agit de faire irruption dans la position ennemie, moment clé de l’action pour prendre de court l’adversaire, le désorganiser et finalement disloquer son dispositif. L’action repose sur la surprise et sur de puissants moyens d’artillerie afin de développer un feu roulant continu, capable de masquer (et de protéger) les nombreuses troupes menant l’assaut. La surprise est obtenue par une mise en place des forces au dernier moment (nuit précédente), l’absence de terrassement (ou d’abris) ou de tirs d’artillerie de réglage.

L’auteur souligne néanmoins, qu’en 1918, cette manœuvre est facilitée par la lassitude allemande dont les forces ne bâtissent plus aussi bien leurs positions défensives. En effet, les réseaux de barbelés sont incomplets, les barrages de feux en avant des lignes (pour briser l’élan des attaques), tout comme les obstacles continus sont insuffisants. Dans l’exemple qui met en scène le 94ème RI, cette tactique est détaillée avec les variations liées à la situation réelle dans l’enlèvement, notamment, de la tranchée « Magdebourg ». La vitesse de déplacement (100 mètres toutes les 3 minutes) et le serrage des unités permet d’aborder l’ennemi, de s’imbriquer avec lui et ce, avant même qu’il ne puisse déclencher un tir de barrage.

Les menaces principales pour les troupes françaises demeurent pourtant les nids de mitrailleuses qu’il faut réduire, en engageant la réserve (une compagnie par bataillon), en concentrant les appuis ou en débordant les points de résistance allemands. De la même façon, les enseignements semblent démontrer que la traversée de la position ennemie doit se faire sur toute la profondeur du front dans le but de profiter des brèches dans les défenses discontinues puis de déborder les îlots de résistance et les attaquer à revers.

Le commandant Bouchacourt rappelle, tout au long de son propos, que l’artillerie, même si elle conquiert la supériorité des feux, ne peut neutraliser toutes les pièces des Allemands qui disposent donc, sur certains compartiments de terrain, d’un appui feux conséquent. En revanche, il dénigre, avec mauvaise foi, l’action des chars canadiens sensés accompagner les fantassins français. Il clame la grande initiative des cadres de l’armée française qui permet l’exploitation. Aussi, cite-t-il le règlement provisoire de manœuvre d’infanterie illustrant les choix judicieux constatés sur le terrain en 1918 dans la région de Mézières : « Au fur et à mesure de sa progression à l’intérieur de la position ennemie, l’infanterie doit compter de plus en plus sur elle-même. L’initiative des chefs d’infanterie prend alors une importance capitale pour la suite des évènements. Chef de corps, commandants de bataillons et même de compagnie ont à manifester l’esprit d’à-propos, de décision et d’audace qui permet seul de tirer tout le parti possible des circonstances favorables du combat, circonstances toujours fugitives et dont il faut profiter sans délai, sous peine de laisser à l’ennemi le temps de se ressaisir. »

La partie consacrée à l’attaque s’achève par une synthèse des formations d’infanterie de base utilisées par les alliés (armements, déplacements), par un catalogue élogieux des appuis directs (mortier Stokes, canons de 37 mm) et par une analyse des effets d’artillerie. Celle-ci est divisée en une partie consacrée à l’action d’ensemble (comme aujourd’hui) pour détruire les pièces adverses ou conduire la préparation d’artillerie (on dirait aujourd’hui le « battlefield shaping ») et une artillerie d’accompagnement (adaptée selon les termes actuels) afin de réagir aux obstacles rencontrés et observés en conduite. Et l’auteur de conclure avec une note du général Joffre après la bataille de Verdun et son déluge d’acier. Cette citation concerne cette préparation par le feu qui peut se révéler parfois improductive : « L’évènement vient de prouver que des défenseurs battus avec cette puissance sont en mesure, au moment de l’assaut, d’occuper les débris des tranchées et d’y arrêter l’ennemi; ce que l’artillerie réalise en définitive, c’est la diminution des moyens matériels de la défense et son usure morale, non pas sa destruction. »

La défense

Pour l’armée française de 1927, il est dangereux d’opposer l’adresse (donc la manœuvre) à la force tout comme d’envisager qu’une percée locale peut permettre l’effondrement du dispositif adverses : « Si une unité pousse en flèche d’une manière trop sensible par rapport à sa voisine, elle se crée un flanc découvert et se trouve vite arrêtée dans sa progression ». Malheureusement pour ces théoriciens, en 1940, devant Sedan, les Allemands, quant à eux, démontreront que des corps francs ou des unités du génie d’assaut (comme celui du lieutenant Wackernagel) sont capables de s’infiltrer et de briser une ligne de résistance.

Le commandant Bouchacourt décrit donc ensuite deux exemples issus du premier conflit mondial dans la région de Verdun (Mort Homme) et en Somme (village de Sallisel) afin de détaille les dispositions défensives de l’infanterie propres à arrêter une attaque ennemie aussi puissante soit-elle. Il considère avec un certain parti pris que l’effondrement des lignes allemandes en 1918 n’est qu’un contre-exemple oubliant les évolutions tactico-opératives mises en œuvre par les Alliés à ce moment-là (chars, combat interarmes, emploi de l’aviation).

Pour cela, il s’appuie sur les textes réglementaires et sa propre analyse ou enseignements des deux combats évoqués avec une défense de la position dite de résistance.

Quand il expose les forces en présence, on note, une fois de plus, la supériorité numérique française  avec sur une première position, 8 bataillons d’infanterie, en deuxième échelon, 3 bataillons et en réserve, 1 bataillon. Ces unités bataillonnaires tiennent chacune 500 mètres de front (voir schéma ci-dessous).

Schéma 1

Il s’agit d’un dispositif continu et non « troué » en nids de résistance avec, en particulier, des tranchées de doublement pour se prémunir des tirs indirects allemands. Quant aux appuis de la division, ils sont très importants avec 4 groupements d’artillerie sur 2 km de front et ce, pour faire face à l’attaque de 3 divisions ennemies. Le combat est donc violent car la doctrine veut que chaque brèche soit obturée par les réserves afin d’éviter toute infiltration. A Verdun, les pertes subies en une journée par la 42ème division, dont l’action défensive est analysée, font état de 1 600 hommes hors de combat et de 30 000 coups de canons tirés alors qu’à Sallisel, les Allemands tirent 15 obus de 210 mm par minute. Les tirs de barrage des canons de 75 mm sont meurtriers pour les troupes allemandes, les contre-attaques françaises ne se limitent qu’à un niveau local avec des grenades dans le but unique de rétablir la continuité de la défense.

De la même façon, quand on détecte la possible offensive ennemie, l’auteur préconise une attaque préventive brusque et massive ainsi que des bombardements de harcèlement afin de fragiliser les préparatifs de l’autre belligérant. Pendant la bataille, il faut que les défenseurs gardent une ligne continue, s’organisent en conduite, reprennent de la profondeur tout en reconstituant les réserves et en préservant les liaisons et le ravitaillement. Ils doivent également « saisir le moment fugitif entre le lever du tir d’artillerie et l’arrivée des fantassins ennemis où il est possible de faire jouer ses feux » que ce soient ceux directs de fusils mitrailleurs, ceux de flanquements des mitrailleuses et enfin, les barrages de l’artillerie contre un ennemi à découvert et privé de ses appuis au contact.

Enfin, le commandant Bouchacourt considère que le procédé du « frein » (on dirait le freinage aujourd’hui) sur des points de résistance successifs est à proscrire alors qu’il est impératif de développer l’aménagement du terrain (fil de fer principalement), le camouflage, les abris et les tranchées.

Ces certitudes extraites de deux batailles particulières mettent en avant une pensée quelque peu fermée qui semble annoncer les échecs de la campagne de 1940 :

« C’est avant tout par le feu que la défense arrête une attaque ».

« Au fur et à mesure que les moyens matériels d’attaque se développeront, quand les chars par exemple et les avions, entreront davantage encore dans la bataille comme auxiliaires de l’infanterie,… »

« On ne nous fera jamais croire personnellement que, dans la prochaine guerre, on ne reverra pas de tranchées. Pour que le feu, dans la défense, puisse jouer le moment venu, il faudra que ceux qui doivent le faire jouer ne soient pas tués ».

Pour conclure, cet ouvrage rédigé 8 ans après la fin du premier conflit mondial met en avant de riches enseignements quant aux principes tactiques de la guerre mais semble également aveugler les officiers qui tirent de cas particuliers des généralités bien dangereuses pour l’avenir.

Frédéric JORDAN
Frédéric JORDANhttp://lechoduchampdebataille.blogspot.fr/
Saint-cyrien et breveté de l’Ecole de guerre le lieutenant-colonel Frédéric JORDAN a servi en écoles de formation, en état-major comme sur divers théâtres d’opérations et territoires d’outre-mer, en Ex-Yougoslavie, au Gabon, à Djibouti, en Guyane, en Afghanistan et dans la bande sahélo-saharienne. Passionné d’histoire militaire, il anime un blog spécialisé depuis 2011, « L’écho du champ de bataille » et a participé à diverses publications comme le magazine « Guerres et batailles » ou les Cahiers du CESAT. Il est l’auteur du livre « L’armée française au Tchad et au Niger, à Madama sur les traces de Leclerc » aux éditions Nuvis qui relate l’opération qu’il a commandé au Tchad et au Niger dans le cadre de l’opération Barkhane en mettant en perspective son engagement avec la présence militaire française dans cette région depuis le XIXème siècle.
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