Il n’y a rien à faire à cela. Et il n’y a rien à dire. Le soldat mesure la quantité de terre où l’on parle une langue, où règnent des mœurs, un esprit, une âme, un culte, une race. Le soldat mesure la quantité de terre où un peuple ne meurt pas. C’est le soldat qui mesure le préau de la prison temporelle. C’est le soldat qui mesure la quantité de terre où un langage, où une âme fleurit. C’est le soldat qui mesure le berceau temporel. C’est le soldat qui mesure la quantité de terre temporelle qui est la même que la terre spirituelle et que la terre intellectuelle…
Que la Sorbonne le veuille donc ou non, c’est le soldat français qui lui mesure la terre. C’est le soldat français, et c’est le canon de 75, et c’est la force temporelle qui ont jalonné, qui ont mesuré, qui mesurent à chaque instant la quantité de terre où on parle français. Si le lieutenant d’artillerie coloniale Ernest Psichari ne s’était pas battu en français jusque dans l’Adrar (ou aux environs), (pardonnez-moi cette imprécision, mon fidèle ami), l’écrivain Ernest Psichari écrivait en vain un admirable roman. Le temporel garde constamment et commande constamment le spirituel. Le spirituel est constamment couché dans le lit de camp du temporel. C’est en définitive, ou plutôt c’est à l’origine et c’est tout le temps le soldat (et son ennemi cet autre soldat) qui fait qu’on parle ou qu’on ne parle pas français ici ou là. C’est le soldat qui fait qu’on parle français de Dakar à Bizerte et de Brest à Longwy. C’est le soldat qui fait qu’on parle français à Maubeuge et à Liège et en somme à Mulhouse et à Colmar. Et c’est le soldat qui fait qu’on parle français à Paris.
De sorte qu’en dernière définitive le soldat ne sert pas seulement à empêcher de passer quand la Sorbonne fait des cérémonies dans la rue, il sert aussi à empêcher tout le monde de passer quand la Sorbonne exerce son gouvernement dans le monde. L’obéissance passive, si honnie des Sorbonnards, fait que le soldat défend aveuglément la Sorbonne contre tous ses ennemis…
Charles PÉGUY