samedi 20 avril 2024

LE CID : le récit de Rodrigue (Corneille)

Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort

Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port,

Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,

Les plus épouvantés reprenaient du courage !

J’en cache les deux tiers, aussitôt qu’arrivés,

Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés ;

Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure,

Brûlant d’impatience autour de moi demeure,

Se couche contre terre, et sans faire de bruit,

Passe une bonne part d’une si belle nuit.

Par mon commandement la garde en fait de même,

Et se tenant cachée, aide à mon stratagème ;

Et je feins hardiment d’avoir reçu de vous

L’ordre qu’on me voit suivre et que je donne à tous.

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles

Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ;

L’onde s’enfle dessous, et d’un commun effort

Les Mores et la mer montent jusqu’au port.

On les laisse passer ; tout leur paraît tranquille :

Point de soldats au port, point aux murs de la ville.

Notre profond silence abusant leurs esprits,

Ils n’osent plus douter de nous avoir surpris ;

Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent,

Et courent se livrer aux mains qui les attendent.

Nous nous levons alors, et tous en même temps

Poussons jusques au ciel mille cris éclatants.

Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent ;

Ils paraissent armés, les Mores se confondent,

L’épouvante les prend à demi descendus ;

Avant que de combattre, ils s’estiment perdus.

Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre ;

Nous les pressons sur l’eau, nous les pressons sur terre,

Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,

Avant qu’aucun résiste ou reprenne son rang.

Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient,

Leur courage renaît, et leurs terreurs s’oublient :

La honte de mourir sans avoir combattu

Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu.

Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges,

De notre sang au leur font d’horribles mélanges ;

Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port,

Sont des champs de carnage, où triomphe la mort.

O combien d’actions, combien d’exploits célèbres

Sont démesurés sans gloire au milieu des ténèbres,

Où chacun, seul témoin des grands coups qu’il donnait,

Ne pouvait discerner où le sort inclinait !

J’allais de tous côtés encourager les nôtres,

Faire avancer les uns et soutenir les autres,

Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour,

Et ne l’ai pu savoir jusques au point du jour.

Mais enfin sa clarté montre notre avantage :

Le More voit sa perte et perd soudain courage ;

Et voyant un renfort qui nous vient secourir,

L’ardeur de vaincre cède à la peur de mourir.

Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles,

Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables,

Font retraite en tumulte, et sans considérer

Si leurs rois avec eux peuvent se retirer.

Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte :

Le flux les apporta, le flux les remporte ;

Cependant que leurs rois, engagés parmi nous,

Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups,

Disputent vaillamment et vendent bien leur vie.

A se rendre moi-même en vain je les convie :

Le cimeterre au poing, ils ne m’écoutent pas ;

Mais, voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,

Et que seuls désormais en vain ils se défendent,

Ils demandent le chef : je me nomme, ils se rendent.

Je vous les envoyai tous deux en même temps ;

Et le combat cessa faute de combattants.

Le Cid, Acte IV, Scène III

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