Une quinzaine d’années après la suspension de la conscription, la question peut se poser aux yeux de l’opinion publique de savoir si l’armée constitue toujours un ascenseur social. Cette question est particulièrement significative dans un contexte économique et social morose et où la perception d’une régression sociale à moyen terme est prégnante. En étudiant en premier les réalités d’élévation sociale dans les armées, il sera possible d’en voir ensuite les contraintes endogènes et enfin quelques conséquences méritant un suivi vigilant.
Tout d’abord, il convient de préciser que l’armée s’apparente davantage à un escalier social qu’à un ascenseur social. En effet, pour s’élever dans la hiérarchie, chaque marche compte et nécessite un effort. Aux marches succèdent des paliers. Certains s’arrêtent sur les premiers, d’autres continuent vers les suivants. A cet égard, le général Bigeard illustre parfaitement ce principe, débutant comme simple soldat pour finir général de corps d’armée. Certes l’époque était plus mouvementée et les promotions au feu plus courantes. De tels parcours restent-ils possible aujourd’hui ? La réponse pourrait être facilement fournie par nombre d’officiers supérieurs issu du rang. Ces officiers ont su gravir un à un les échelons pour accéder à de larges responsabilités. Effectivement, de multiples passerelles sont offertes aux militaires du rang pour devenir sous-officier et à ces derniers pour devenir officier. Ces dispositifs, fondés sur un recrutement sur dossier ou un concours, visent à sélectionner les meilleurs pour leur ouvrir de nouveaux horizons. L’armée de Terre recrute ainsi 70% de ses sous-officiers parmi les militaires du rang. De plus, un dispositif récent permet, sous certaines conditions, à certains militaires du rang de l’armée de Terre de passer un concours pour devenir officier. Les ponts existent donc, leur nombre et leurs conditions évoluant en fonction des besoins propres à chaque armée.
Néanmoins, la conjonction de plusieurs phénomènes récents est susceptible de perturber cette vision positive. Tout d’abord, les armées se sont professionnalisées. Cette révolution humaine et culturelle, quoique silencieuse, a eu de nombreuses conséquences. Ainsi, avec la disparition progressive des conscrits, le nombre de contractuels s’est considérablement accru, au point qu’ils représentent aujourd’hui 64% des effectifs du ministère de la défense. Cette évolution répond à un impératif de jeunesse visant à conserver une moyenne d’âge de 33 ans pour la population militaire. Egalement, une attention particulière est portée à la conservation d’une pyramide des grades compatible avec la structure hiérarchique des armées. Auparavant, la maîtrise de ces deux facteurs était facilitée par la conscription qui assurait un flot continu de jeunes recrues. Certaines faisaient les écoles de cadres puis encadraient les conscrits pour la durée de leur service, éventuellement légèrement prolongée. Ces cadres du contingent ne constituaient en rien une gêne ou une menace à la progression normale des cadres d’active confrontés à une concurrence raisonnable. Ce dispositif permettait aux armées d’apparaître comme une institution où l’avancement était quasi assuré, illustrant parfaitement le modèle d’ascenseur social. Parallèlement à la professionnalisation, le format des armées a considérablement été réduit passant pour l’armée de Terre de près de 400.000 hommes en 1990 à 120.000 aujourd’hui. Les cadres recrutés il y a vingt ans l’ont été pour une armée à l’effectif trois fois supérieur au format actuel. Si les formats se sont adaptés à cette nouvelle donne, il n’en reste pas moins que les cadres les plus anciens restent sur-représentés, personne ne pouvant les faire démissionner ou les renvoyer. Il s’ensuit un vieillissement accentué par les nouvelles dispositions de la loi sur les retraites et une augmentation des tranches de grades dites terminales pour les sous-officiers et les officiers. Ceci va donc à l’encontre des impératifs de jeunesse et de pyramidage évoqués plus haut. Ces effets ont été particulièrement bien décrits à l’occasion du débat automnal sur la réduction des tableaux d’avancements. Cette contradiction brouille donc l’image de l’escalier social lisse et lustré en l’amputant de quelques marches.
Un autre phénomène de la professionnalisation vient écorner cette image sur le plan des ressources humaines. En effet, la RGPP (1) et la LOLF (2) ont conduit le ministère de la Défense à redistribuer un certain nombre de tâches, particulièrement dans le domaine du soutien. Avec la fin de la conscription et de la main d’œuvre bon marché, notamment dans le soutien, il a fallu trouver des solutions alternatives pour recentrer les militaires d’active sur les tâches opérationnelles. L’augmentation du nombre de fonctionnaires étant proscrite, l’externalisation de certaines fonctions a donc été privilégiée.
Cependant, les tâches sont restées les mêmes. Un cuisinier appelé a été remplacé par un cuisinier d’une entreprise civile dans nombre de mess militaires. Ces tâches ne nécessitant que peu de qualification, le personnel employé est généralement composé d’intérimaires ou de personnes disposant de CDD (3) et présente souvent un profil identique à celui des appelés d’autrefois. S’il est généralement reconnu que le service national possédait des vertus d’intégration sociale, le constat serait nettement plus contrasté pour ces métiers précaires. La question est donc de savoir si les armées, doublement contraintes par la professionnalisation et les restrictions budgétaires, ne génèrent pas, par ricochet, de la tension sociale là où elles fabriquaient du ciment social. Il serait contre-productif que cette question vienne troubler la perception du public vis-à-vis du sentiment de réelle perspective sociale au sein des armées.
CEN Alexandre BADIN
Sorti de l’Ecole Spéciale Militaire (ESM) de Saint-Cyr en 2001, le CEN BADIN, de l’Arme du Train sert au Corps Européen, à l’ESM, à la Brigade Franco-Allemande et au SGA avant de rejoindre l’Ecole de Guerre. Il s’exprime ici à titre personnel.
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(1) Révision Générale des Politiques Publiques.
(2) Loi Organique sur la Loi de Finance.
(3) Contrat à Durée Déterminé.