mardi 19 mars 2024

La négation de l’ennemi, par Julien FREUND

Conséquences de la négation de l’ennemi

Il ne faudrait pas jeter la pierre au seul marxisme par exemple, car, par certains côtés, il est un enfant du libéralisme dont l’un des principes essentiels est justement la négation de l’ennemi politique pour ne laisser subsister que les concurrents économiques. Il n’est pas nécessaire de refaire, ici, du point de vue qui nous intéresse la critique de cette doctrine, Carl Schmitt l’ayant faite avec une rare pénétration. (…) Prenons simplement en bloc l’ensemble de la situation internationale telle qu’elle résulte des relations internationales instituées au lendemain de la guerre 1914-1918 (Traité de Versailles, Pacte Briand-Kellog, et SDN) ou au lendemain de la guerre de 1939-1945 (Procès de Nuremberg, ONU, etc.). Pour prévenir tout malentendu, disons tout de suite qu’il est hors de question de fournir ici une quelconque justification, même indirecte, aux atrocités de l’hitlérisme. Il s’agit seulement de saisir les erreurs commises par les rédacteurs des conventions internationales précitées, justement parce qu’elles s’inspirent de la négation de l’ennemi. Ce n’est pas parce que le nazisme est condamnable que la politique de ses vainqueurs est bonne.

Le traité de Versailles a rompu avec la tradition diplomatique normale et seule politiquement logique, en refusant de négocier avec le vaincu et en lui imposant purement et simplement les conditions du vainqueur. L’ennemi était nié puisqu’il perdait sa qualité d’interlocuteur politique pour devenir un coupable du point de vue d’une idéologie morale. Du même coup le traité de paix perdait toute signification, et la paix elle-même, puisqu’elle n’était plus une convention ou un contrat entre le vainqueur et le vaincu, prenait l’allure d’une condamnation prononcée par le procureur. Faute d’ennemi politique, le droit international perdait lui aussi sa signification pour devenir une espèce de droit pénal et criminel. Le pacte Briand-Kellog mettait la guerre hors-la-loi et tendait de ce fait, au moins théoriquement, à la suppression de l’ennemi. Il est vrai, ce traité condamnait seulement la guerre comme moyen de résoudre les différends internationaux et l’interdisait comme instrument de la politique nationale entre les États. Par contre, il sauvegardait le droit de légitime défense des États signataires et autorisait même l’emploi de la force en dehors de toute déclaration de guerre. N’insistons pas sur l’hypocrisie de cette dernière clause qui permettait à certains juristes de déclarer que l’entrée des troupes japonaises en Mandchourie en 1932 n’était pas un acte de guerre puisque les formes du pacte Briand-Kellog étaient respectées ! Passons aussi les nombreuses lacunes du point de vue de la sécurité collective qu’il prétendait garantir. Retenons seulement le non-sens politique qui résultait de la mise hors-la-loi de l’ennemi politique : un État avait la possibilité de menacer l’existence d’un autre État en usant de la contrainte économique et de moyens « subversifs » et si ce dernier, sentant que son existence était en jeu, ripostait par ces forces militaires en déclarant la guerre, il avait le désavantage non seulement de la victime de l’agression économique, mais aussi du coupable au regard du traité. A regarder les choses de près, ce pacte contenait en germe la notion de guerre froide puisqu’il aboutissait à l’instauration de relations internationales purement négatives qui n’étaient pas pacifiques, mais non plus reconnues comme belliqueuses. Ainsi, par l’élimination de l’ennemi au sens politique, la paix devenait avec la bénédiction de la conscience mondiale une espèce de guerre larvée. On peut faire des observations analogues à propos de la S.D.N. , surtout en ce qui concerne les tentatives pour définir juridiquement l’agresseur et remarquer que l’on risquait seulement de faire de l’ennemi politique un criminel et par voie de conséquence rendre les guerres plus odieuses.

Les principes de l’O.N.U. sont quelque peu différents de ceux de la S.D.N. D’un côté ils mettent en avant les aspects économiques et sociaux autant que militaires des problèmes internationaux ; de l’autre ils essayent de limiter, au moins en intention, le champ de manœuvre de la politique en se prononçant contre les zones d’influence, les coalitions et l’emploi de la force pour régler les différends internationaux et en donnant le droit d’intervenir dans les affaires intérieures des pays, au cas où la paix internationale se trouverait menacée. Malgré ces dispositions et quelques autres qui pourraient passer pour un progrès par rapport à l’institution de la S.D.N., l’O.N.U. n’a guère réussi dans ses entreprises, car elle est impuissante à honorer les buts en vue desquels elle a été créée. On met trop facilement ses échecs sur le compte de l’adhésion de trop nombreux pays nouvellement indépendants qui n’ont aucune expérience politique internationale et qui réagissent davantage en fonction des intérêts immédiats, du ressentiment contre les Occidentaux, ainsi que de l’agitation politique que du souci de la paix. Ce facteur a indéniablement contribué à l’incohérence de la politique générale de l’O.N.U. La cause principale tient cependant à la philosophie générale de cet organisme, identique à celle qui servait de base à la S.D.N. et au pacte Briand-Kellog, à savoir le juridisme pacifiste qui nie l’ennemi politique. La vocation de réunir tous les États du monde dans une même organisation internationale, appelée à préserver la paix, comporte déjà par elle-même cette négation. Il se trouve en outre que la doctrine politique dont se réclame la majorité relative, peut-être bientôt absolue, des membres de l’O.N.U. est le neutralisme conçu comme un refus de l’inimitié qui oppose les deux grandes puissances, l’U.R.S.S. et les U.S.A. Il s’agit pourtant dans ce dernier cas d’une inimitié politique classique : la puissance de l’un des deux grands États met par elle-même en question l’existence de l’autre. Pour comble, ces deux ennemis politiques virtuels (car il n’est pas besoin d’une guerre pour qu’il y ait inimitié politique) siègent ensemble et en personne au Conseil de Sécurité. Cette situation permet de camoufler leur inimitié, mais aussi de ne point régler les différends qui les opposent. On pourrait également montrer que la négation de l’ennemi est contenue dans le fait que la charte des Nations-Unies repose en principe sur une curieuse conception du statu quo. Elle demande aux membres de respecter l’intégrité territoriale des États : ce qui signifie que nul État ne saurait être amputé par la violence ou annexé de force par un autre. Or quel est le but de toute guerre (en dehors de la guerre civile) ? Ou bien la conquête, c’est-à-dire l’annexion territoriale, ou bien l’indépendance, c’est-à-dire la constitution d’un nouvel Etat qui se détache d’un autre. Si l’O.N.U. condamne la conquête, elle soutient par contre la guerre d’indépendance. Ce propos ne cherche pas à donner tort à l’O.N.U. sur ce point, mais à saisir sans ambages le phénomène de la guerre et à comprendre que certaines théories de la paix sont souvent un bellicisme qui s’ignore.

Nous touchons à la lumière de ces exemples, à l’équivoque fondamentale de l’O.N.U. : elle subit pratiquement la réalité de l’ennemi politique tout en le niant théoriquement. Autrement dit, elle reste un haut lieu de la politique, parce qu’elle n’arrive pas et ne peut parvenir à exorciser l’inimitié. Celle-ci demeure à l’arrière-fond de toutes les discussions et les commande, bien qu’on ne veuille pas le reconnaître explicitement. Si nous cherchions des preuves historiques de l’impossibilité d’une politique sans ennemi, nous pourrions entre autres invoquer celle-là. En vérité, une évidence n’a pas besoin de preuves. Ce qui nous paraît déterminant, c’est que la non reconnaissance de l’ennemi est un obstacle à la paix. Avec qui la faire, s’il n’y a plus d’ennemis ? Elle ne s’établit pas d’elle-même par l’adhésion des hommes à l’une ou l’autre doctrine pacifiste, surtout que leur nombre suscite une rivalité qui peut aller jusqu’à l’inimitié, sans compter que les moyens dits pacifiques ne sont pas toujours ni même nécessairement les meilleurs pour préserver une paix existante. On sait aujourd’hui que si les Français et les Anglais avaient eu une autre attitude lors de l’entrée des troupes allemandes dans la zone démilitarisée en 1935, on aurait peut-être réussi à faire tomber Hitler et ainsi empêché la guerre de 1939. Il y a également de fortes chances qu’une action offensive des Alliés les aurait fait passer pour coupables aux yeux de l’opinion mondiale. En général ; on ne connaît qu’après coup l’utilité d’une guerre préventive pour préserver la paix. En tout cas, la notion n’a rien d’absurde, quoi qu’on en dise, car trop souvent on ne voit dans le merveilleux de la fin ultime que les commodités paresseuses du passé.

Se tromper sur son ennemi par étourderie idéologique, par peur ou par refus de le reconnaître à cause de la langueur de l’opinion publique c’est, pour un État, s’exposer à voir son existence mise tôt ou tard en péril. Un ennemi non reconnu est toujours plus dangereux qu’un ennemi reconnu. Il peut y avoir de bonnes raisons à ne pas le reconnaître ouvertement, à condition que l’on prenne les mesures indispensables pour parer la menace. En tout cas, même si par un accord tacite les nations s’entendaient pour nier l’ennemi théoriquement, il n’en resterait pas moins présent pratiquement, comme le montre la politique des organisations que nous venons d’analyser. Ce moyen écarte peut-être provisoirement la guerre; en revanche il contrarie également l’établissement de la paix au sens politique du terme. A dissimuler l’ennemi derrière le rideau de l’idéologie, du juridisme moral, on tisse de par le monde un réseau de relations qui ne sont ni celles de la guerre ni celles de la paix. La guerre froide ou respectivement la paix belliqueuse en sont la conséquence logique, avec tout le cortège des situations chaotiques, instables, irritantes et parfois grotesques. Pour l’instant le trouble qu’engendre le refus de reconnaître l’ennemi, se limite sur la scène internationale à quelques problèmes déterminés ; selon toute vraisemblance leur nombre s’accroîtra d’année en année, jusqu’au moment où la situation sera devenue tellement intolérable que les ennemis réels seront obligés de se reconnaître nettement. A ce moment nous saurons si la satisfaction artificielle que nous éprouvons chaque fois qu’un de ces problèmes s’embourbe dans l’indécision et dans la belligérance larvée aura été lucide ou non. Une chose est certaine : l’inimitié politique subsiste derrière le masque des organisations internationales. Il y aura donc aussi un vaincu de la guerre froide.

A n’en pas douter, les doctrines de la négation de l’ennemi reposent, aux yeux de beaucoup de leurs adeptes, sur des intentions bonnes et louables et ils les défendent avec une entière bonne foi. Il est également possible que dans la conjoncture actuelle, étant donné le nombre des partisans du neutralisme, et du socialisme entendu comme une construction de la société sans ennemi, la voie suivie dans la politique mondiale par les puissances ennemies soit la plus raisonnable et en même temps la plus politique, au regard des objectifs que l’une et l’autre veulent atteindre. Ce n’est pas notre rôle de porter un jugement sur cette attitude, mais d’en examiner les conséquences et de faire les rapprochements logiquement inévitables. Ce que nous contestons par contre, c’est la possibilité d’éliminer effectivement l’ennemi de la politique ; on peut seulement le nier théoriquement ou le voiler. Nous contestons également que cette dissimulation de l’ennemi constitue un progrès du point de vue du droit international ou de la moralité publique ou même qu’elle puisse passer pour une déchéance progressive ou une atténuation de l’inimitié politique. Bellum manet, pugna cessat. Il serait plus exact d’y voir une intensification et une exacerbation, car dès qu’on cherche à nier l’ennemi politique du point de vue du moralisme juridique on le transforme immanquablement en un coupable.

Non reconnaissance et culpabilité

Arrêtons-nous un instant à ce point. De tout temps les ennemis ont utilisé l’arme de la réputation pour se discréditer l’un l’autre en se qualifiant de perfide, de déloyal ou de parjure. Mais il faut bien comprendre le sens de ces épithètes. Elles ne sont pas spécifiquement morales, mais plutôt paramorales, car elles sont des prétextes ou motifs de l’hostilité visant à justifier du point de vue des intérêts de la collectivité la lutte entreprise ; elles indiquent que l’adversaire ne respecte pas les règles du jeu normal de la collision entre forces rivales ou de la coexistence de collectivités diverses. Non pas que le stratagème soit illicite ou répréhensible dans la guerre ou dans la diplomatie ; au contraire il fait la renommée des grands capitaines et des diplomates qui réussissent par ce moyen à donner une conclusion rapide aux conflits. C’est que, du point de vue politique, la fin de la guerre n’est pas la disparition collective par extermination physique de l’ennemi politique. La mort est donc le risque individuel que comporte l’usage de la violence en cas de guerre. C’est un fait que la violence s’accompagne souvent dans le feu de l’action d’actes de brigandage, de massacres inutiles, d’atrocités et d’horreurs, mais il est à noter que l’esprit politique, en tant qu’il est fondé sur la reconnaissance de l’ennemi, n’admet pas les exterminations massives et arbitraires qu’un vainqueur ordonne après la victoire. Les membres de la collectivité ennemie restent des hommes et ne sont pas, du point de vue strictement politique, l’objet d’une haine personnelle ni des victimes désignées à la vengeance. Une fois que le Dieu des armées a prononcé son jugement et que le traité de paix a reconnu le nouveau rapport des forces, il reste au vainqueur à consolider et à préserver sa puissance, au vaincu à retrouver celle qu’il a perdu ou en cas de conquête totale à se donner les moyens pour recouvrer son indépendance, si telle est la volonté secrète de la collectivité. Politiquement il n’existe pas d’ennemi absolu ou total que l’on pourrait exterminer collectivement parce qu’il serait intrinsèquement coupable. L’ennemi politique est une puissance collective que les autres puissances essayent d’empêcher de dominer exclusivement et qu’elles doivent ruiner le cas échéant s’il met en question leur propre existence politique. Le but de la guerre étant la conquête ou la défense de la patrie, elle perdrait toute signification si elle réduisait à néant l’objet de la conquête ou si elle considérait l’adversaire comme à être à exterminer après la victoire, donc après la guerre.

Voilà comment les choses se présentent du point de vue strictement politique. C’est une vérité d’expérience que d’autres facteurs non politiques, mais moraux, économiques, religieux ou idéologiques entrent également en jeu et modifient l’aspect de l’ennemi. Cependant, tant que l’élément politique reste prédominant, l’ennemi garde en général sa grandeur d’homme parce qu’il est reconnu. Il en va tout autrement lorsque les autres facteurs ou l’un d’entre eux acquièrent la suprématie, par exemple lorsqu’une civilisation conspire à réduire, voire à faire « dépérir » la politique. Alors commence le règne de la démesure et même de la démence, parce que l’ennemi devient absolu ou total. Quand le motif religieux est prédominant – guerre sainte, croisade, guerre de religion – l’ennemi est dégradé en être infâme, infernal et impie : l’incarnation du diable ou du mal. Quand une idéologie raciste prend le dessus, il devient un esclave par nature. Quand une idéologie morale ou humanitaire est souveraine, il devient un être intrinsèquement coupable, de sorte que l’on rend un service à l’humanité en le faisant disparaître – par euphémisme on dit : en l’immolant. Dans tous ces cas on se donne le droit de l’exterminer comme un malfaiteur, un criminel, un pervers ou un être indigne. C’est que toutes ces sortes d’idéologies comportent un élément étranger au politique : l’affirmation de la supériorité intrinsèque, arbitraire et combien dangereuse d’une catégorie d’hommes sur les autres, au nom de la race, de la classe ou de la religion. Le politique par contre ne reconnaît que la supériorité de la puissance. De ce point de vue, le jugement de la force est plus propre, plus juste et plus humain que celui qui se donne un autre critère de justification. Comme quoi il y a parfois de la barbarie et quelque chose d’odieusement sale dans l’éthique. Il n’est pas difficile de saisir la différence qui sépare la puissance proprement politique, telle qu’elle se déploie dans la guerre (y compris les atrocités inutiles dont les soldats se rendent souvent coupables), et celle qu’on exerce au nom d’une idéologie fondée sur la supériorité d’une race, d’une classe ou d’une église. La première est essentiellement spontanée et farouche, sauf la guerre elle-même (c’est pourquoi elle pose un problème particulier que nous étudierons plus loin), alors que l’autre est préméditée, systématique et organisée. L’une est pour ainsi dire sauvage car, lorsque la violence est déchaînée, il est difficile de contrôler les agissements de chaque soldat, l’autre est savante, intellectualisée, recherchée, calculée et d’autant plus implacable, barbare et révoltante qu’elle se donne un alibi grâce à des justifications éthiques ou religieuses préalables. Il y a entre ces deux sortes de violences la même différence qu’entre un crime passionnel et la torture. La non reconnaissance de l’ennemi implique généralement l’intention terroriste, parce que la terreur cherche des justifications ailleurs que dans sa puissance politique, à savoir dans une fin qui la transcenderait.

Il est inutile de se voiler les yeux ; depuis près de deux siècles, exactement depuis la Révolution française, la politique s’exerce au nom d’une conception prétendue plus humaine, dénature l’inimitié et la rend plus cruelle, occupée qu’elle est à découvrir des coupables. De ce point de vue la lecture des écrits de ceux qui passent pour des autorités révolutionnaires est tout à fait significative et instructive. Prenons seulement l’exemple de Robespierre et feuilletons ses discours. Il ne parle presque jamais de l’ennemi sans y ajouter les épithètes de scélérat, criminel, brigand et assassin ou sans le traiter de corrompu, vicieux, immoral, etc. Dans quel but ? Il l’indique lui-même dans son discours Sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention dans l’administration intérieure de la République : « Nous voulons, en un mot, remplir les vœux de la nature, accomplir les destins de l’humanité, tenir les promesses de la philosophie, absoudre la providence du long règne du crime et de la tyrannie ». Il ne s’agit plus de combattre l’ennemi simplement parce qu’il est puissant, mais parce qu’il est coupable en vertu de son appartenance à une collectivité, à une classe, à un groupement qui est mauvais en soi. Nous, modernes, devons à la diffusion de cette idéologie révolutionnaire contradictoirement humanitariste et terroriste, de ne plus saisir clairement l’essence du politique. Il est vrai, cette situation est historique et elle peut changer avec le temps. C’est qu’il ne s’agit pas là d’une véritable nouveauté, car l’humanité a connu d’autres périodes de ce genre (les croisades, les guerres de religion, etc.). En tout cas cette moralisation de la politique ne vaut pas mieux que la politisation de la morale : dans les deux cas il s’agit d’une confusion des essences suscitant plus de problèmes qu’elle n’en résout et plus d’horreurs qu’elle n’en fait cesser. Il me semble cependant que les hommes y trouvent leur compte car, à tout prendre, ils ont davantage besoin de croire que de comprendre. C’est pourquoi les machiavéliens, les hobbesiens et autres wébériens n’auront jamais l’audience des prophètes et des inspirés de la politique.

Il est à noter que le développement du droit international moderne contribue à son tour à transformer l’ennemi politique en un coupable, du point de vue éthico-juridique, sous prétexte de le nier.

La tendance est à la multiplication des conférences, rencontres et colloques internationaux avec l’espoir que ces réunions prépareront la constitution d’organismes internationaux capables de résoudre pacifiquement les conflits. Si souhaitables et utiles que soient ces assemblées périodiques dans le cadre des connaissances scientifiques, médicales, techniques et autres, on aurait tort de croire qu’on pourrait résoudre définitivement par cette voie les problèmes politiques. La discussion n’est pas la solution des problèmes de puissance, car elle n’a de sens qu’à la condition que les interlocuteurs admettent les mêmes présuppositions, sinon elle tourne à un dialogue de sourds. Plus exactement, cette procédure se donne pour résolu le problème qui est précisément à résoudre, à savoir celui de l’ennemi politique. Prenant prétexte de ces innovations, le droit international qui régit les organisations politiques internationales actuelles, en adopte aussi l’esprit : partant de l’idée de l’égalité en droit des souverainetés et du refus de l’ennemi politique, il espère résoudre les conflits de puissance par la voie pacifique et juridique de l’arbitrage. Quelque séduisant que soit ce principe, il n’est pas viable pratiquement et surtout ses promesses sont plus illusoires que réelles.

En effet, le droit international moderne se croit en mesure de pouvoir éliminer l’ennemi en prenant modèle sur le droit interne des États qui se caractérise justement par la négation de l’ennemi intérieur. La question est de savoir si l’assimilation de ces deux espèces de droit est réalisable et judicieuse. Il est à noter en premier lieu que le droit interne de l’État moderne a pour fondement, comme nous le verrons encore, la négation de l’ennemi intérieur (sans pouvoir le vaincre définitivement), mais parallèlement cette négation prend tout son sens par l’affirmation de l’ennemi extérieur. Or, le droit international moderne prétend au contraire éliminer cet ennemi extérieur. Cette différence indique déjà clairement que le rapprochement entre les deux droits est peu solide. En second lieu, l’État moderne est une connexion de divers monopoles, celui du pouvoir législatif, de la souveraineté, de la violence physique légitime. Une organisation internationale d’États ne possède point ces attributs. L’assemblée générale de l’O.N.U. par exemple prend des résolutions : ce ne sont pas des lois au sens exact du mot. Un groupement d’États souverains ne devient pas, en vertu de l’association, une entité souveraine au sens politique du terme. Non seulement il lui manque la base territoriale indispensable, mais encore le pouvoir de contrainte et tous les attributs de Ce que Bodin appelle le « droit gouvernement ». Quand on entre dans les détails le contraste devient plus frappant, surtout en ce qui concerne le problème du pouvoir judiciaire et l’arbitrage. Dans un État le juge prononce la sentence au nom d’une loi qui est la même pour tous, c’est-à-dire que devant elle les deux parties en conflit ou en procès sont des sujets et non des personnes souveraines ; de plus le verdict du juge ne constitue pas un acte de souveraineté politique, puisque le pouvoir du juge est réglé et octroyé par le souverain et que, même si le juge décide e toute indépendance, il reste soumis à la loi et à l’autorité transcendante de l’État, lequel possède seul les moyens de contrainte nécessaires pour faire exécuter la sentence. Rien de tel dans le droit international régissant une organisation internationale d’États. Les parties en conflit peuvent ou non accepter la sentence du juge ou de l’arbitre, car la norme au nom de laquelle celui-ci se prononce n’a point le caractère obligatoire d’une loi interne. Pour un État il ne saurait d’ailleurs exister que des lois internes, car une loi externe consacrerait son hétéronomie, lui ferait perdre sa souveraineté et le nierait comme État. Quand deux États se présentent devant une juridiction internationale, ils ne comparaissent pas en qualité de sujets soumis à une même loi, mais en tant qu’entités politiquement souveraines. Si les États n’avaient plus la liberté d’accepter ou de refuser la sentence, la décision du juge deviendrait un acte de souveraineté proprement politique, tout comme l’appel à une éventuelle contrainte pour faire appliquer la sentence. Ce dernier point pose en outre un problème déterminant du point de vue qui nous intéresse ici. Supposons que l’organisation internationale décide d’imposer par la force le verdict de l’arbitrage contre la volonté de l’État mis en cause ; il en résulterait un acte d’hostilité que l’arbitrage est justement censé supprimer. Une pareille conduite fera donc surgir l’inimitié que le droit international moderne prétend nier. C’est dire qu’il est absurde de vouloir calquer l’élimination de l’ennemi extérieur par le droit international sur la négation de l’ennemi intérieur par le droit interne des États. Il apparaît ainsi que le problème de l’inimitié politique jette le droit international moderne dans une contradiction qu’il ne peut lever, tant qu’il accepte le principe de la souveraineté des États. Et s’il nie cette souveraineté, il perd sa qualité de droit international.

En dehors de la dissolution pure et simple comme il a été de la S.D.N., il n’y a pour une organisation internationale d’États souverains que deux possibilités. Ou bien elle évolue vers un Etat mondial unique confisquant à son profit toute la souveraineté politique – ce qui signifie selon toute vraisemblance la domination impérialiste d’une puissance particulière. Cette constitution de l’organisation mondiale en une unité politique unique impliquerait, en même temps que la disparition de toute souveraineté concurrente, la suppression de tout ennemi extérieur ainsi que de tout droit international. La démonstration serait alors faite de la corrélation entre pluralité de souverainetés, inimitié extérieure et droit international. Néanmoins cet État mondial continuerait à agir en tant qu’entité politique aussi longtemps que subsisterait le risque d’inimitié intérieure. Ou bien l’organisation mondiale reste ce qu’elle est : un trait d’union commode entre unités politiques souveraines, qui peuvent discuter dans son cadre des différends internationaux et contribuer à la recherche d’une solution qui ne sera jamais viable que si les Etats en cause l’acceptent librement. En ce cas le risque d’inimitié extérieure est insurmontable et l’arbitrage ne sera jamais qu’un palliatif précaire et incertain. En effet, on ne peut à la fois respecter l’égalité juridique des souverainetés et imposer à l’une d’entre elles, de l’extérieur, un arbitrage qui la nie. Qu’on le veuille ou non, le principe de la possibilité d’intervenir dans les affaires intérieures d’un pays en cas de menace pour la paix internationale comporte de toute évidence, si le pays en cause la refuse, le risque d’inimitié que l’arbitrage voudrait éliminer. Encore faut-il s’entendre sur la notion de « l’égalité des souverainetés ». Elle n’est politiquement qu’un subterfuge juridique si l’on croit qu’elle pourrait égaliser les puissances politiques respectives des membres. Il s’en faut de beaucoup que les souverainetés soient politiquement équivalentes. Pensons seulement à ce qui pourrait arriver (cette éventualité n’est pas absurde) si la puissance politique d’un membre de l’organisation mondiale était supérieure aux puissances réunies de tous les autres membres et si elle pouvait exercer dans des limites tolérable son hégémonie. Cette possibilité montre mieux que n’importe qu’elle démonstration logique que la souveraineté est essentiellement un concept politique et non juridique. En tout état de cause, la faiblesse des souverainetés et leur inégalité politique fondée sur la puissance que chacune représente. Toutes les illusions qu’engendre la paix par le seul arbitrage viennent de la négligence du facteur politique.

Cela dit, il n’est pas question de nier l’utilité et même la nécessité des rencontres internationales ou même de négliger leur rôle parfois essentiel. Une telle attitude serait contraire à la méthode phénoménologique. Au surplus, il y a toujours eu au cours de l’histoire des entretiens et des dialogues entre les États, du fait que la diplomatie et la négociation ont toujours été des moyens politiques de régler les différends politiques, voire même d’accroître la puissance d’une unité politique. Malgré tout, si la diplomatie nie l’ennemie elle ne peut aboutir à une solution proprement politique. La nécessité de reconnaître l’ennemi est encore plus indispensable pour elle que pour la lutte armée. On peut s’en rendre compte en analysant les raisons des échecs des rencontres internationales durant la période dite de guerre froide. Il serait trop long d’entrer ici dans le détail pour illustrer à l’aide d’exemples l’inévitable carence de la diplomatie dans ce cas. Le fait est que les relations internationales sont très souvent fondées de nos jours sur la négation ou la non reconnaissance de l’ennemi. Du point de vue auquel nous nous plaçons ici, nous ne pouvons qu’enregistrer cette situation comme une des manières dont l’activité politique s’accommode. En effet, nous n’avons à justifier ou à déprécier quoi que soit, mais uniquement à comprendre, du point de vue politique, les conséquences de la négation et de la non reconnaissance de l’ennemi, à savoir le développement de la notion de culpabilité collective et la dénaturation de la lutte proprement politique en des conflits qui déprécient l’être humain, du fait qu’il appartient à une autre nation, une autre race ou une autre classe ou simplement du fait qu’il se réclame d’une autre conception du monde. De ce point de vue il semble que le principe de la reconnaissance de l’ennemi du droit international classique devient un élément politiquement déterminant, il est vain d’espérer que l’arbitrage puisse devenir un moyen efficace de régler les différends internationaux, surtout que, de toute manière, il ne saurait jamais être l’équivalent d’une décision politique. L’arbitre international ne peut tout au plus qu’être un souverain occasionnel dans un litige déterminé et limité, à la condition que les parties reconnaissent son autorité ; il ne peut l’être dans la durée, ainsi que l’exige le concept politique de souveraineté dans le cas de la division du monde en de multiples États indépendants. Rien de peut remplacer une décision politique qu’une autre décision du même genre. Un juge applique des normes existantes, il n’est pas le créateur de nouvelles normes à l’instar du politique. Une sentence n’est pas une décision car celle-ci n’est pas liée à une procédure.

L’obstacle de la souveraineté est un autre prétexte pour transformer l’ennemi politique en coupable. Puisque aucune organisation mondiale ne saurait subsister comme telle sans respecter la souveraineté des États-Membres, à l’exception de l’État unique universel, il va de soi qu’un État aura toujours raison juridiquement même s’il fait une politique qui déplait à la majorité ou au groupe le plus influent de l’organisation et même lorsqu’il contrevient dans ses affaires intérieures à l’esprit de l’organisation. A quel moment, en effet, la politique intérieure d’un Etat constitue-t-il une menace pour la paix internationale ? A défaut de critères vraiment positifs, c’est l’appréciation discrétionnaire et subjective des divers membres de l’organisation qui devient déterminante, sans pouvoir pour autant prétendre à l’efficacité. Il est clair que, dans ces conditions, ce droit de regard est davantage un exutoire des passions politiques qu’une disposition réellement applicable. Ou plutôt elle est surtout un moyen de pression politique au nom de la conscience mondiale, laquelle correspond moins en général à l’esprit universaliste de l’organisation qu’elle n’est un travestissement idéologique des intérêts du plus grands nombre ou du groupe d’États le plus influent. Il en résulte que, faute de pouvoir agir juridiquement contre le ou les membres récalcitrants, on les condamne moralement au nom de cette prétendue conscience mondiale dont le contenu varie avec les hasards de la politique et les alliances momentanées, en même temps qu’elle exprime les inimitiés latentes entre membres et groupe de membres. Cette pseudo-justice dispose d’ailleurs de tout un arsenal de concepts qui passent pour diffamatoires suivant que l’on appartient à un camp ou à l’autre : colonialisme, impérialisme, capitalisme, communisme, totalitarisme, despotisme, etc. En réalité, ce vocabulaire permet surtout de parler de l’ennemi par prétérition, étant donné qu’à l’intérieur de l’organisation mondiale il ne convient pas que les groupes opposés se reconnaissent tout haut et individuellement comme ennemis politiques.

Il n’y a pas de doute que ce semblant de morale sociale s’avère assez souvent politiquement payant. Aucun pays, à moins qu’il n’élève l’arrogance au niveau d’une méthode de politique internationale, n’aime passer pour coupable, fût-ce par simple manœuvre, car cette mise en accusation publique constitue une perte de puissance. Ainsi l’Allemagne a perdu pendant la guerre de 1914-1918 un grand nombre d’atouts parce que les Alliés avaient réussi à la discréditer au nom de la morale internationale. Depuis lors, ce procédé est entré dans les mœurs internationales et sert parfois de moyen pour mettre en question l’existence politique d’une collectivité. C’est pourquoi l’appel à la conscience appartient davantage au domaine de la ruse politique qu’à celui de la morale proprement dite. Avec le développement et la prospérité des polémiques idéologiques cette méthode s’est encore renforcée. En effet, le mot d’ordre n’est plus seulement d’instaurer la paix, mais encore la justice internationale. Ce qui fait que certains groupes de nations ont tendance à s’ériger en juges des autres, à trouver des coupables dans chaque conflit que d’essayer de le régler, car là où il y a des juges il faut aussi des coupables. A coup sûr, la polémique gagne à ce jeu, non la paix et la justice. D’ailleurs l’association de ces deux derniers concepts ne va pas sans difficultés. Les moyens les plus pacifiques ne sont pas nécessairement les plus appropriés pour faire régner la justice et il arrive parfois que pour établir la paix politique il faille transiger avec les exigences de la justice. Ici aussi il faut savoir ce que l’on veut, car la guerre peut avoir pour origine un conflit entre la paix et la justice. Il est en effet bien rare que les nations, quelles qu’elles soient, qui distribuent à discrétion la culpabilité, ne tombent pas elles-mêmes sous les mêmes chefs d’accusation dont elles accablent les autres, non seulement au regard de leur histoire passée, mais aussi présente. On peut même se demander si les nations n’ont pas besoin de vilipender les autres pour dissimuler leurs propres tares. Les crimes nazis sont inqualifiables et il faut avoir soi-même l’âme criminelle pour leur trouver un soupçon d’excuse. Mais que dire des Etats-Juges du procès de Nuremberg qui ont à leur actif le massacre de Katyn et celui de populations entières du Caucase ou la bombe d’Hiroshima ? Bien d’autres pays, y compris les partisans du neutralisme actif, pourraient tomber sous les mêmes chefs d’accusation. Ces propos n’ont rien de démagogique, tant il est vrai que la démagogie consiste à flatter certaines passions au détriment de la lucidité. En aucun cas en effet, le meurtre par égoïsme n’excuse le meurtre par intérêt ou par idéologie. Il y a de l’imposture dans cette justice politique qui fait de tous les hommes, suivant qu’ils appartiennent à l’une ou l’autre catégorie sociale, ou bien des innocents ou bien des coupables. Non seulement « aucun politique ne peut se flatter d’être innocent » (Merleau-Ponty), mais aucun pays ne peut en remontrer aux autres sur le chapitre de ce qu’on appelle la morale collective ou sociale. Il est donc bien vrai que la culpabilité est surtout une arme politique servant à dégrader l’homme dans l’ennemi.

Si la morale et la religion peuvent servir à humaniser l’action politique, elles peuvent aussi avoir l’effet inverse, lorsqu’elles suppriment ce qu’il y a de noble dans l’ennemi en salissant l’homme. C’est pourquoi les guerres de religion ou celles menées au nom de l’humanité ou d’une idéologie (de race, de classe ou autre) sont généralement les plus affreuses. Il ne suffit pas de condamner les abus au nom de la morale car il y a aussi des abus de la morale. Des auteurs comme De Maistre ou Proudhon qui ont reconnu ce qu’il y a de divin dans l’épreuve de force, dans la puissance, et qui ont vu « l’affinité entre guerre et justice » sont souvent beaucoup plus humains que les idéologues de la justice qui ne réussissent le plus souvent qu’à caricaturer l’ennemi politique. Cela apparaît avec le plus d’évidence lorsqu’on pousse aux conséquences extrêmes la notion de culpabilité appliquée unilatéralement à l’ennemi politique. On aboutit, en effet, au paradoxe qu’il serait permis d’exterminer un groupe ou une classe sociale au nom de l’humanité, puisque l’on ne tue pas pas un ennemi mais un coupable. Finalement – et nous rencontrons déjà des indices de cette évolution – le soldat n’aura plus une fonction militaire, mais celle de policier et de bourreau. Telle est la logique : une société sans ennemi qui voudrait faire régner la paix par la justice, c’est-à-dire par le droit et la morale, se transformerait en un royaume de juges et de coupables. Loin que la justice tiendrait lieu de politique, on assisterait à une parodie de la justice et de la politique. Ne médisons donc pas trop du passé. Nos grands-pères et arrière-grands-pères étaient certainement aussi intelligents que nous. D’être nés au XXe siècle n’est pas un exploit qui nous est imputable. Rien ne nous assure que nous ferons mieux que nos ancêtres avec nos idées politiques. Le plus grand génie en mathématiques doit commencer par apprendre la table de multiplication et l’on voudrait nous faire croire que le progrès politique dépend d’une rupture totale avec le passé ! Il est insensé de faire de l’humanisme contre l’homme.

L’explication de la notion d’ennemi politique comme une collectivité qui met en question l’existence politique d’une autre collectivité nous a permis de mettre en évidence un élément essentiel : dès que la morale ou l’idéologie prennent le pas sur la puissance, le diplomate ou le guerrier disparaissent derrière le justicier. Cela signifie, comme nous l’avons vu, que la tentation de faire de l’autre un ennemi absolu est la conséquence de l’intervention de la morale, de la religion ou de l’idéologie dans l’activité politique, car du point de vue strictement politique il n’y a point d’ennemi absolu ou total. Il ne saurait pas y en avoir, puisqu’il n’y a pas non plus d’amitié politique ou d’alliance absolue.

Julien FREUND

In L’essence du politique

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