jeudi 28 mars 2024

La militarisation de l’Alliance atlantique

Si les relations avec les grands États de l’Amérique latine posaient de délicats problèmes, on peut bien augurer des difficultés rencontrées par Washington vis-à-vis des alliés européens, lorsque fut mise en pratique l’organisation d’une défense militaire commune, notamment au printemps 1948.

Les États-Unis devaient en effet constituer un ensemble militaire cohérent, dont ils auraient le contrôle, avec des partenaires aussi différents que la Grande-Bretagne, leader du Commonwealth, ami et rival de toujours, la France, éternel trublion en Europe et fausse vieille puissance, l’Allemagne, État divisé, vaincu, susceptible d’écarts dangereux dans son souci de renaître, l’Italie, chaotique, incertaine et misérable, l’Espagne, dictature également misérable, sans oublier les « petits États » du Benelux et les périphéries du nord (Scandinavie) ou de la Méditerranée (Grèce, Turquie). Comment faire marcher tout ce monde d’un même pas ? Comment aussi éviter des engagements excessifs vis-à-vis d’États européens alors sans grandes forces militaires réelles, donc très demandeurs de garanties de sécurité face à Moscou, et pourtant déterminés à se considérer comme de réels partenaires, avec leur capacité de manœuvrer et de s’autodéterminer à partir de leurs objectifs propres ? Fallait-il faire de l’Europe une troisième force comme le suggérait Kennan ? Mais avec quel leader européen ? Vue de Washington, la création d’une communauté de défense États-Unis-Europe occidentale renfermait bien des pièges, tout en étant indispensable.

Lorsqu’il s’était agi d’entraîner les Européens de l’Ouest à s’entendre pour recevoir ensemble une aide économique, grâce au plan Marshall, l’affaire n’avait pas été trop difficile à mener. L’OECE rassemblait bien les 16 États bénéficiaires ; donc les Européens avaient coordonné leurs efforts, tandis que l’ECA supervisait étroitement les différentes politiques économiques nationales. L’administration fédérale et le Congrès, qui avaient la capacité d’ouvrir plus ou moins largement et rapidement les tranches de l’aide Marshall, étaient ainsi rassurés, ils conservaient la gestion globale de l’action économico-financière. Mais, à partir des crises de 1948, lorsque le danger d’invasion de l’Europe avait semblé imminent, lorsque les Européens avaient réclamé la « protection » militaire américaine, comment faire passer les recettes du plan Marshall dans la cuisine militaire ? Ni les autorité: militaires du Pentagone, ni les diplomates du Département d’État, ni les leaders du Congrès n’étaient disposé; à signer des chèques en blanc aux Européens. 

La proximité de l’élection présidentielle (en novembre 1948) poussa le Département d’État, représenté par le sous-secrétaire démocrate Robert Lovett, à chercher un accord avec le Sénat, représenté par le président républicain de la commission des Affaires étrangères, Arthur Vandenberg, afin d’imaginer une solution à long terme permettant la création d’alliances militaires valables en temps de paix. Préparée par et négociée entre les deux institutions américaines, la résolution Vandenberg, adoptée par le Sénat le 11 juin 1948, acceptait l’entrée des États-Unis dans des arrangements régionaux de défense collective hors du continent américain, dès le temps de paix. Mais, en même temps, Washington imposait à ses alliés européens de s’organiser entre eux pour leur défense mutuelle ; l’appui militaire américain était suspendu, de fait, à la constitution d’un plan de défense coordonné à partir d’une alliance élargie à tous les États jugés utiles pour sa réalisation. C’est ainsi que le Pacte atlantique et surtout son organisation militaire (OTAN, Organisation du traité de l’Atlantique Nord) devinrent un instrument de la tutelle américaine sur l’Europe. 

LE PACTE ATLANTIQUE ET L’OTAN 

Les négociations entre Washington et les Européens depuis l’été 1948 jusqu’à la signature du Pacte atlantique (4 avril 1949), puis jusqu’à la réalisation pratique de l’alliance militaire (réunions des Douze à Londres en mai 1950 et 1951, Bruxelles en décembre 1950, Ottawa en septembre 1951) furent ardues, délicates, car il fallait trancher entre des intérêts distincts, des conceptions différentes entre les divers partenaires. En réalité, à plusieurs reprises, ce furent les « menaces » ressenties devant les initiatives du camp adverse qui poussèrent les alliés atlantiques à s’entendre, notamment devant les vicissitudes de la guerre en Corée. En gros, les divergences entre Washington et les Européens portaient sur trois domaines : l’étendue spatiale de l’Alliance atlantique, les formes de la coopération militaire, la stratégie de défense vis-à-vis de l’URSS. 

Les Américains (avec l’accord sur ce point des Canadiens) envisageaient l’extension de l’alliance d’une manière réaliste vue depuis les rives de New York : il fallait englober les îles intermédiaires de l’Atlantique, tels le Groenland, l’Islande, les Açores, s’assurer de « bases de repli », comme l’Espagne et la Grande-Bretagne, sans oublier le rôle que les zones occidentales de l’Allemagne pouvaient jouer y compris par l’utilisation de contingents allemands ; donc, une alliance très étendue, négligeant le statut politique de dictatures comme l’Espagne ou les ressentiments des mentalités collectives comme ceux des Français vis-à-vis de l’Allemagne. La coopération militaire comportait deux aspects majeurs ; d’une part, les Européens manquaient de moyens financiers suffisants pour reconstituer rapidement des divisions bien équipées, ils réclamaient donc une aide économique complémentaire, différente de l’aide Marshall ; d’autre part, ils aspiraient à une couverture directe de l’Europe, grâce au maintien de soldats américains en Europe et grâce au « parapluie » atomique américain. Jusqu’à quel point les États-Unis accepteraient-ils d’engager leurs GI en Europe et de financer les déficits des États européens, souvent prompts à user de leur misère pour mieux boucler leurs budgets ? Ils se refusaient en tout cas à partager leurs secrets atomiques, même avec la Grande-Bretagne ou avec l’Australie où se développaient des expériences sur les fusées. Enfin, les plans des états-majors européens et américains différaient sensiblement : les premiers, surtout en France, en Allemagne ou en Méditerranée, voulaient une défense aux limites même du rideau de fer ; les seconds, réalistes, dans une vision inspirée de la Seconde Guerre mondiale, pensaient d’abord à défendre des bases de contre-attaque comme l’Espagne ou la Grande-Bretagne, face à la vague des forces conventionnelles soviétiques, avant de reconquérir le terrain perdu sur le continent. Au total, des conceptions stratégiques assez distinctes, qui trouvaient des échos différents en Europe selon les situations géographiques et les moyens disponibles. Comment alors réaliser l’union militaire européenne occidentale, réclamée par le Congrès avant tout nouveau déblocage de crédits ? 

On alla de compromis en compromis. Le Pacte atlantique fut signé par 12 États seulement : le groupe des 5 États, signataires en mars 1948 d’un traité d’Union occidentale à Bruxelles, surtout destiné à se prémunir contre une agression allemande, cœur d’une défense européenne occidentale (Benelux, France, Royaume-Uni), plus le Portugal, l’Italie, le Danemark, l’Islande et la Norvège (celle-ci, qui a une frontière commune avec l’URSS, garantit le flanc nord du dispositif allié), enfin le Canada et les États-Unis. Ni l’Espagne, ni la Grèce, ni la Turquie, ni la RFA (celle-ci est alors en cours de constitution), ni la Suède, ni la Suisse n’adhèrent à ce traité qui distinguait bien les obligations des contractants en cas de menace ou en cas d’agression ; en fait, si chaque État signataire s’engageait à entreprendre une action, y compris l’emploi de la force armée, lorsqu’un des États membres était l’objet d’une agression dans la zone dite de l’Atlantique Nord (l’attaque d’un avion ou d’un navire suffisait à définir l’agression), il était prévu, un peu à la manière du pacte de Rio, que l’ampleur et la nature de cet engagement resteraient du ressort de la souveraineté nationale, en accord avec les conceptions de la Charte des Nations unies (« prendre immédiatement toute action militaire ou autre, individuellement ou de concert avec les autres partenaires nécessaire à la restauration de la sécurité dans la zone de l’Atlantique Nord »). Les  conditions pratiques de l’aide militaire américaine furent peu à peu fixées. Les stratèges américains acceptèrent en 1949 une défense de l’Europe continentale par des contingents européens, sur une ligne fixée en gros sur le Rhin, en cas d’attaque soviétique, la couverture aérienne américaine devant contribuer à ralentir la progression ennemie. Toutefois, à partir de la guerre de orée, les plans furent revus dans un sens plus favorable aux Européens ; mais ils entraînaient l’obligation d’une large participation allemande à la défense commune. Quant à la stratégie globale, les initiatives et les conceptions devaient rester l’affaire des Américains (avec un certain concours britannique), selon le principe énoncé au moment de la création du Pacte atlantique : « une forte position militaire dominante » complétée par « une extensive liberté d’action » pour les responsables de Washington. 

Crédit : DR.

Or plus le temps passa, devant les actions résolues de Staline, plus la vision d’une alliance politique céda le pas à une vision « militarisée » de l’alliance. Les Comités de défense, d’armement ou le Conseil permanent, clé de voûte de l’OTAN, furent, de fait, « inspirés » par les idées ou résolutions venues d’outre-Atlantique, soit à travers un Comité de coordination européen représenté à Londres par l’ambassadeur américain L. Douglas, soit surtout par le général Dwight Eisenhower, nommé, en décembre 1950, SACEUR (Supreme Allied Commander in Europe), commandant en chef des forces alliées. Même si ce dernier sut user de diplomatie pour organiser la défense commune, il n’en resta pas moins que l’influence américaine fut déterminante lorsque furent prévus et réalisés les plans d’armement, notamment grâce à des commandes financées par les fonds américains mais réalisées en Europe (commandes offshore). Dès octobre 1951, le plan Marshall avait, de fait, cessé d’exister pour laisser la place à un autre système d’aide, coordonné par une Agence de sécurité mutuelle (Mutual Security Agency) ayant toute autorité aussi bien pour gérer l’aide militaire que l’aide économique. Celle-ci devenait simple annexe de la première ; fin 1951, le Congrès vota 4,9 milliards de dollars d’aide pour la sécurité militaire européenne contre 1 milliard de « soutien à la Défense » ; formule nouvelle pour désigner l’aide économique. Pour reprendre une formule de G. Bossuat : « L’aide américaine endossait l’uniforme contre l’habit de travail ». Désormais la diplomatie américaine vis-à-vis de l’Europe était intimement liée aux considérations militaires. On comprend mieux l’importance considérable aux yeux des Américains de la Communauté européenne de défense, lancée en octobre 1950 et qui devait peser si lourdement sur les relations inter-européennes, tandis que la Communauté du charbon et de l’acier restait utile certes, mais marginale ; dès lors, l’échec de la CED en août 1954 touchait le système diplomatique américain, qui restait alors inchangé dans son esprit, même si les démocrates avaient cédé la place aux républicains à la fin 1952 et même si John F. Dulles, secrétaire d’État du président Eisenhower, affirmait une volonté d’agir sur des bases nouvelles. 

On comprend aussi la volonté américaine de dépasser les clivages internes des Européens à des fins d’efficacité militaire. Malgré les réticences de certains États, la Grèce et la Turquie purent adhérer à l’OTAN en février 1952. Pour éviter les refus persistants de certains États européens de collaborer avec la dictature franquiste en Espagne, les États-Unis utilisèrent le bilatéralisme pour parvenir à un accord militaire avec Franco. Ils avaient modifié leur attitude à l’égard de Franco dès 1948-1949, cherchant par l’intermédiaire du Vatican à obtenir une amélioration de la situation interne en Espagne ; toutefois, Truman, franc-maçon, était personnellement hostile au franquisme ; fin 1950, il se résigna à nommer un ambassadeur à Madrid ; dès lors, les souhaits du Pentagone d’obtenir des bases militaires en Espagne purent être exaucés. Après deux années de laborieuses négociations secrètes entre militaires et diplomates américains et le général Franco, un accord fut signé entre les deux États, le 26 septembre 1953 ; l’Espagne recevait une aide financière pour s’équiper militairement, afin de contribuer à la défense commune de l’Occident. L’Espagne restait hors de l’OTAN, mais le système américain de sécurité l’englobait. 

À l’inverse, les stratèges américains considéraient que la Scandinavie resterait vraisemblablement hors conflit, en un premier temps, et que, de toute manière, la faiblesse des forces locales rendrait délicate toute résistance initiale ; du coup, malgré les demandes norvégiennes, ce flanc nord du dispositif allié resta secondaire. Dans ces conditions, la neutralité suédoise fut admise, voire encouragée, puisqu’elle pouvait détourner Staline d’intervenir dans cette région ; il suffisait de bien s’assurer des bouches de la mer Baltique au Danemark, tout comme Staline s’était assuré contre les risques d’une attaque à travers la Finlande grâce au traité de non-agression de 1948. Les conceptions sur la guerre future faisaient du Centre-Europe le lieu majeur du possible conflit ; c’est là que se ferait la décision. D’où le caractère vital du problème allemand. 

Le cas du réarmement allemand était donc très délicat. Il posait en effet non seulement un problème « moral », quelques années après l’Holocauste et les occupations en Europe, mais également un problème d’équilibre entre puissances européennes. En soutenant le relèvement rapide de l’Allemagne occidentale, y compris dans ses aspects militaires, au nom de l’efficacité dans la défense de l’Europe, Washington ne risquait-il pas de faire surgir des failles au sein de l’Europe occidentale ? Il s’agissait en effet de mesurer le poids relatif des ex-grandes puissances européennes dans l’Europe de l’après-guerre. 

LES ALLIÉS EUROPÉENS

La guerre avait réduit en apparence le nombre des puissances européennes. L’Italie vaincue, amoindrie par les traités de 1947, n’ambitionnait plus de jouer un rôle de leader en Europe ; elle cherchait en permanence à s’assurer les bonnes grâces des Américains afin d’obtenir des avantages économiques, la garantie de sa sécurité (bien que le danger d’une agression soviétique ait rarement été une préoccupation majeure chez les Italiens) un soutien actif pour la revendication italienne concernant Trieste. En même temps, les Italiens, à commencer par leur Premier ministre A. De Gasperi, voyaient dans la construction européenne un utile moyen de se développe, et de se garantir ; ne serait-ce pas un contrepoids vis-à-vis de la tutelle américaine, admise mais ressentie douloureusement tant les représentants américains témoignaient peu de considération pour un pays « latin » jugé incertain car sans principes, de plus gangrené par le communisme ?  Si la personnalité du pape Pie XII, nettement engagé dans la croisade contre une doctrine qui était l’antithèse du christianisme et contre des États qui persécutaient les Églises catholiques derrière le rideau de fer, donnait à Rome un certain poids dans la guerre froide, au total l’Italie jouait seulement un rôle mineur dans l’Alliance atlantique ; on la jugeait surtout préoccupée par ses intérêts nationaux, voire régionaux, un « allié trompeur » (A. Varsori). Elle serait de toute manière un second en Europe. 

L’Allemagne étant non seulement vaincue, mais divisée, occupée, sans traité de paix signé (ou en passe de l’être), subsistaient seulement deux puissances déterminantes en Europe occidentale, la France et la Grande-Bretagne. Vers laquelle des deux Washington pouvait-il se tourner en priorité pour obtenir la réalisation de ses deux objectifs majeurs, l’unité européenne et la défense militaire de ce continent ? Car il ne fallait pas songer à user en même temps des deux partenaires, tant leurs conceptions géopolitiques et économiques, tant leurs mentalités étaient différentes. 

Point essentiel en effet, qui ressort aujourd’hui de l’étude récente des archives britanniques et françaises, France et Grande-Bretagne ont vécu après la guerre, et pour longtemps, ce que l’on peut appeler la Mésentente cordiale. Au-delà en effet de la cordialité des rapports humains, due à un commun destin de vieilles démocraties, unies pendant les deux guerres mondiales, toutes deux anciennes grandes puissances coloniales, presque tout sépare alors Paris et Londres. Paradoxalement, la similitude des besoins et des appétits des deux ex-grandes puissances les conduisit à s’opposer. Des deux côtés, les responsables politiques et les opinions publiques ambitionnaient de redevenir des puissances à un niveau intercontinental grâce à leur ex-empire colonial rénové ; ils pouvaient aussi d’un rapide retour à la normale, c’est-à-dire à la croissance et à une monnaie solide ; ils souhaitaient enfin éviter la double domination des deux supergrands, grâce à une unité européenne certaine. Être ou redevenir une troisième force. Ensemble ? C’est là où le bât blessa : le gouvernement travailliste, à commencer par son ministre des Affaires étrangères Ernest Bevin, ancien syndicaliste, tout d’une pièce, épaulé par un Foreign Office satisfait de voir son propre rôle renforcé, entendait réaliser ses objectifs pour placer la Grande-Bretagne à la tête de cette troisième force ; créer une Union occidentale, c’était pour Bevin « développer notre propre pouvoir et influence à l’égal des États-Unis et de l’URSS… et en donnant une direction morale maintenant, nous serons à même d’engager notre destin dans un sens qui montrera clairement que nous ne sommes pas soumis aux États-Unis ou à l’Union soviétique » (janvier 1948). Seulement pour être reconnu par la France, il fallait en avoir les capacités ; or rapidement, dès 1948, malgré l’anglophilie de nombre d’hommes politiques français, il apparut que la Grande-Bretagne manquait des moyens appropriés, ou plus exactement qu’elle pouvait les trouver seulement en s’appuyant soit sur le Commonwealth, soit sur les États-Unis, donc hors d’Europe. Sur ces bases, les intérêts français étaient autres ; ainsi, en Méditerranée, la France accordait le premier rôle à l’ouest, compte tenu de ses possessions d’Afrique du Nord, tandis que le Proche-Orient restait fondamental pour Londres ; de même, les perspectives militaires étaient divergentes quant à la défense de l’Europe, la France ne pouvant admettre la stratégie du repli sur les bases qui eut entraîné son occupation par l’Armée rouge. Surtout, dans le domaine économique, l’économie britannique, même renforcée par le Commonwealth (la zone sterling) ne disposait pas de moyens suffisants pour la relance de l’économie européenne continentale. En outre, malgré, d’apparentes similitudes dans les méthodes économiques (nationalisation, sécurité sociale), les orientations majeures des deux politiques économiques différaient ; les Britanniques faisaient de la défense de la livre une priorité, tandis que la reconstruction à travers une planification souple était dominante pour les Français ; il apparut bien vite une incapacité à s’entendre pour diriger en commun la reconstruction de l’Europe. Ce fut la règle du chacun pour soi, ou plus exactement la règle du chacun « au plus près » des États-Unis, seuls capables d’une aide économique ou militaire efficace.

Dans cette course vers Washington, les deux rivaux disposaient (ou croyaient disposer) d’arguments favorables et d’handicaps évidents. Dès 1949, Bevin, conscient des limites financières de son pays (la livre sera dévaluée en septembre), opta pour le rôle du fidèle second des États-Unis en estimant que la solidarité anglo-saxonne jouerait à plein, surtout face à un pays où les communistes disposaient d’un fort parti, et où les gaullistes, certes pro-occidentaux, mais tenus pour nationalistes, se renforçaient nettement. L’Alliance atlantique serait d’abord l’alliance États-Unis-Canada-Grande-Bretagne ; ce que confirmèrent les discussions secrètes entre les militaires de ces trois États, lors de la préparation de l’OTAN. Sur le fond, les Britanniques souhaitaient créer une véritable alliance politique, fondée sur une communauté anglo-saxonne, avec des perspectives élargies au monde entier, et sur des idéaux partagés. Toutefois, les Français, le plus souvent représentés par les chrétiens-démocrates Georges Bidault ou Robert Schuman dans les discussions, disposaient d’un argument de poids : dès lors que la défense de l’Europe occidentale se situera sur la ligne du Rhin ou de l’Elbe, la situation géographique de la France, au cœur de l’Europe occidentale, obligera Washington à tenir compte des vues françaises souvent beaucoup plus triviales, définies par des demandes de matériel et d’équipement. En particulier, il fallait trouver une solution au contentieux franco-allemand ; celui-ci pouvait constituer la source majeure d’un affaiblissement de la défense européenne ; il fallait donc arriver à une solution acceptable pour la France. Pourquoi pas à travers Une construction européenne limitée, avec un rôle de leader pour celle-ci ? Lorsque le conflit coréen montra le rôle de l’Asie dans la guerre froide, la France put aussi tirer argument de son action en Indochine contre le Viêt-minh communiste, au point de « vendre » son concours à Washington. Quant à l’argument des risques de trahisons dans la bureaucratie française dues à un noyautage communiste, il fut bien contrebalancé par l’annonce de la défection de deux hauts fonctionnaires du Foreign Office, Burgess et MacLean, en juin 1951. La coopération atomique anglo-américaine en souffrit quelque peu. En bref, vu de Washington, le choix entre Londres et Paris était affaire d’opportunité, non de sentiment.

Il dépendait aussi de la place attribuée à l’ex-troisième grande puissance, la République fédérale allemande. Dès le début de la guerre froide, et plus encore après la crise de Berlin en 1948-1949, les responsables américains avaient marqué une nette évolution vis-à-vis de l’ex-ennemi ; la suspicion (ou le malaise) éprouvée en 1945-1946 à l’encontre d’un peuple qui avait admis le nazisme disparut rapidement chez les militaires et chez les officiels chargés d’administrer les zones d’occupation, mais le Département d’État restait plus circonspect. Quelle place fallait-il accorder à la RFA dans une Union européenne, dès le moment où la Grande-Bretagne se situerait de manière « spéciale » vis-à-vis du continent européen, compte tenu de ses responsabilités atlantiques ? La place principale, comme le pensait Kennan ? Jamais les Français ne l’admettraient.

René GIRAULT, Robert FRANK, Jacques THOBIE

In La loi des géants (1941-1964)

Histoire des relations internationales contemporaines (tome III)

Petite Bibliothèque Payot n° 543

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