jeudi 28 mars 2024

Kieffer et ses hommes dans l’enfer du stage commando d’Achnacarry

Bon sang ! Quelle flotte !

Regroupés sur le quai de la petite gare de Spean Bridge, dans le nord de l’Écosse, le petit groupe de Français s’ébroue sous un crachin humide et pénétrant. Il y a vingt-quatre heures qu’ils roulent, transbahutés dans un wagon antédiluvien sur des voies dont eux-mêmes doutent qu’elles n’aient pour but que de musarder entre landes et lochs.

Voici huit jours, à l’issue d’un stage épreuve à Esatney, auprès du Royal Marines, les quarante Français de la 1ère Compagnie de fusiliers-marins du lieutenant de vaisseau Kieffer ont gagné leur « billet d’entrée » pour Achnacarry, la Mecque des Commandos, lieu légendaire donnant droit au badge et au béret. Les Français ne sont pas peu fiers de cette faveur faite par les Opérations Combinées : jamais avant eux une troupe étrangère n’a été admise dans le Saint des Saints.

Il y a seulement quatre mois que fonctionne le stage d’Achnacarry. Dès la fin novembre 1941, Lord Louis Mountbatten a décidé de donner à ses commandos un terrain d’entraînement mieux adapté à ce qu’il attendait d’eux que Camberley. Pour chef de centre, il a choisi l’un des participants du raid des Lofoten, le colonel Vaughan, ancien commandant en second du Commando n° 4, celui du fameux Algy Forrester. Vaughan a surtout passé vingt-huit ans de sa vie comme adjudant aux Coldstream Guards et aux Buffs, et on ne peut rêver chef plus exigeant sur la discipline — une discipline laissée à son imagination — plus rigoureux sur le plan du drill, ce système d’instruction qui tient du dressage et de la rééducation disciplinaire, plus inventif au plan de l’instruction. Vaughan a, en outre, une tête de bouledogue, des manières de forgeron et un humour rogue.

Pendant quatre mois, il a largement eu le temps de faire ses preuves, tout en « améliorant » sans cesse les installations de son Centre d’entraînement par des trouvailles dignes d’un film d’épouvante. Une seule idée le guide : fabriquer des surhommes, capables de vivre, de marcher et de se battre dans des conditions incroyables. Ceux qui sont passés par Achnacarry — les rescapés de Vaagsb ou de Saint-Nazaire — affirment sans rire, et peut-être avec juste raison, que la guerre pour de vrai est finalement moins terrible que le drill façon Vaughan.

Les surnoms dont, au cours des stages, a été affublé le colonel sont, du reste, significatifs, « le Loup de Badenoch » étant le plus répandu.

Pour sa part, il préfère celui de « Châtelain d’Achnacarry », bien que dans ce cas, il ne soit pas seul à prétendre au titre. Le plus authentique des deux « prétendants » possibles étant le très vénérable Sir Donald Cameron of Lochiel, chef du clan des Cameron et maître des lieux, en l’occurrence le manoir d’Achnacarry Castle, solennel château au confort écossais — pierres nues et planchers rabotés entouré de deux mille hectares de landes. Un désert, habité seulement par quelques bergers et leurs troupeaux, par le vent du nord, et par la pluie.

Un terrain d’entraînement idéal pour les commandos qui ne craindront pas de blesser quelque oreille délicate par les explosions, les détonations, les artifices, mines et pièges qu’ils feront sauter. 

La première compagnie : quarante volontaires et un lieutenant de vaisseau 

Les quarante Français se sont mis en ordre, en colonne par trois. Figé au garde-à-vous le lieutenant de vaisseau Philippe Kieffer salue le colonel qui, souple en dépit de son poids, s’extirpe de sa voiture et vient à lui, le stick sous le bras, le mufle en avant.

Kieffer se présente. Vaughan lui rend son salut et passe, sans dire un mot, l’œil plissé, la moue écœurée, devant chacun des hommes qu’il jauge du regard. Puis il fait demi-tour et regagne sa voiture. Avant d’y monter à nouveau, il se ravise, fait face, et lâche d’une voix bourrue :

— On m’a dit que les Français étaient de bons marcheurs ? Nous allons voir cela. (Un geste vers le camion.) Ici, nous n’avons pas beaucoup de moyens de transport : ils sont réservés aux sacs. (Il tend la main, indique une vague direction, vers la brouillasse qui masque l’horizon.) Le camp est par là, à vingt-cinq kilomètres. Le dîner sera servi à 20 heures 30.

Puis il monte dans son Austin et démarre, laissant les quarante commandos français sans voix.

— Quel accueil, observe Pinelli, un colosse d’un mètre quatre-vingts, moniteur d’éducation physique et, jusqu’ici, entraîneur du groupe.

— Il est déjà 17 heures, réplique Kieffer, si nous voulons être arrivés à temps pour la soupe, ce n’est pas le moment de perdre son temps. Il ajoute entre haut et bas :

Ce colonel Vaughan me semble être homme à nous priver de repas si nous sommes en retard…

En un clin d’œil, les fusiliers-marins ont balancé leurs sacs dans le camion. Francis Vourch, premier maître, faisant fonction d’adjoint, harcèle les hommes :

— Grouillez-vous, il y va de l’honneur de la Marine !

— C’est plus important que cela, grogne Maurice César, un ancien légionnaire, venu volontairement aux Français Libres depuis le Brésil où il faisait tranquillement fortune ; étant les seuls représentants de notre pays, s’agit pas de faire perdre la face à la France.

Il prend résolument la tête de la colonne. Derrière lui, en ordre approximatif, marchant au gré de leurs affinités, les marins suivent, d’un pas alerte :

— Il va en faire, une drôle de gueule, le British, quand il va nous voir arriver pile…, gouaille Dumenoir.

— Pavoise pas, renvoie quelqu’un, on n’est pas encore au bout. Garde ton souffle, « Pépé » !

Dumenoir, le plus âgé des volontaires, doit son surnom à l’inlassable gentillesse avec laquelle il traite ses cadets. C’est, après le « pacha », la seconde autorité morale du groupe.

Les chaussures font gicler de petits geysers d’eau. La cadence est rapide, mais supportable. En raid, il est arrivé à tous de parcourir des distances aussi longues, avec, il faut le dire, les arrêts horaires réglementaires. Mais aujourd’hui…

La longue route des Français Libres vers l’Écosse 

Kieffer songe à tous ses efforts pour en arriver à cette marche, sous la pluie. La volonté déployée pour vaincre les réticences de l’état-major des F.N.F.L. qui redoutait de voir ses marins absorbés par les Anglais. Les réticences des autorités britanniques, peu enclines à engager des marins, anglophobes par tradition, et dont les récents affrontements, Mers el-Kébir ou Dakar, n’ont fait bien souvent qu’aggraver les préventions. Kieffer pourtant, s’est obstiné. Il a pu obtenir un rendez-vous du général Haydon auquel il a assené deux arguments, imparables :

— Pour vos raids sur les côtes de France, vous avez besoin — vous aurez besoin — de marins qui connaissent le terrain, ses accès et ses possibilités. Et puis de personnels parlant le français : voilà les gens que je vous propose. Des marins habitués aux rivages, et parlant la langue.

Haydon n’a pas dit oui. Pas tout de suite en tout cas. Mais il n’a pas dit « non ». Et Kieffer, décidé à arracher la décision, a, sans plus attendre, mis ses quinze volontaires — une dizaine de « cooptés » et cinq disciplinaires — à l’entraînement au camp de Camberley. L’événement ne passant pas inaperçu, surtout des marins affectés aux F.N.F.L., qui s’ennuient en attendant leurs bateaux, et de quelques autres « biffins » sans emploi, valent à Kieffer une vingtaine de recrues supplémentaires. Au mois d’octobre 1941, ils sont quarante et prennent le nom de le Compagnie de Fusiliers-marins, en même temps que les Royal Marines leur ouvrent leur centre d’instruction installé sur leur impressionnant dépôt à terre, le HMS Royal Arthur, à Skegness, dans le Lincolnshire.

C’est à l’issue de ce stage, au vu des résultats de l’examen de sortie, que Kieffer et ses hommes sont enfin admis à participer au stage d’intronisation « commando » d’Achnacarry.

Il est maintenant 18 heures 30. Pratiquement à la moitié du temps prévu pour le parcours. Les hommes ne parlent plus. Dents serrées, ils jettent un pied devant l’autre, l’œil fixe, le souffle court. A l’enthousiasme du début, nourri de la certitude qu’ils étaient capables d’abattre la distance en deux heures et « sur un pied », a suivi le temps de la réflexion. Une réflexion en forme de problème d’arithmétique : 25 kilomètres en trois heures et demie équivalent à une moyenne horaire de sept kilomètres et cinq cents mètres.

C’est une cadence que l’on peut, à la rigueur, tenir pendant une heure, deux au mieux. Mais, après ? Les candidats-commandos apprennent la réalité de l’expression : aller au-delà de ses forces.

Kieffer, Pinelli, Vourch, « Pépé » Dumenoir, les plus vieux ils ont entre vingt-cinq et trente ans — se montrent les plus résistants. De la voix, du geste, ils encouragent leurs camarades :

— Ne vous laissez pas distancer, collez au groupe. Vous ne pourriez pas rattraper votre retard.

Kieffer sent bientôt qu’il lui faut faire « quelque chose ». Il réinvente ce qui sera plus tard appelé la « marche-commando » : 500 mètres en petites foulées alternant avec 500 mètres en marche rapide, permettant, en principe, de retrouver son souffle. Les poumons brûlent, les lèvres se dessèchent. Les muscles, malmenés, protestent contre cet effort soutenu, inhumain, démoniaque. Mais ils tiennent. Des ampoules se forment, aussitôt crevées, ajoutant des souffrances nouvelles à celles déjà endurées. Ils courent.

Il est 19 heures 30. Deux hommes se sont laissés tomber, haletants, bouche ouverte, la bave aux lèvres. Pinelli se précipite :

— Ce n’est pas le moment de caler, leur dit-il, on a fait la plus grande partie du trajet et on est dans les temps.

— Partez devant, on renonce…

— Pas question : on arrivera tous ensemble.

Il les remet debout, les oblige à reprendre la cadence. « Pépé » Dumenoir, avec ses moustaches de grand-père, en soutient un, Pinelli le second. Chaque pas sur l’asphalte du chemin leur résonne dans la tête et ils ont l’impression que leurs jambes leur rentrent dans le corps.

20 heures 05. Un homme s’écroule, la face contre terre, évanoui. Un peu d’eau sur le visage, quelques gifles. Et Kieffer le relève. Aidé de Vourch, il le hisse sur son dos et rattrape la colonne. 

Les tombes des « morts en service commandé »

Voici enfin le camp d’Achnacarry, quelques baraques sous la pluie, dans un décor de film d’angoisse, au creux d’un vallon où flotte un brouillard au ras de terre. Quarante fantômes hagards, le visage livide atteignent la barrière blanche qui marque l’entrée du Centre. Tous en avaient rêvé, comme d’un paradis inaccessible. Ils y sont et cette certitude, maintenant, leur est indifférente. Ils ne songent qu’à une seule chose : aller se coucher et dormir.

Le lieutenant de vaisseau Kieffer fait reformer les rangs, car il convient que les premiers étrangers à pénétrer dans l’enclos du Saint des Saints donnent l’impression qu’ils ont encore du ressort. Soudain, à leur droite, quelques tombes attirent les regards. La dernière, toute fraîche, porte, sous la croix blanche réglementaire, cette inscription : « Soldat David Spears, mort en service commandé le 20 III 42, par éclats de grenade à la tête. Une exécution plus rapide des ordres reçus aurait évité l’accident. »

Les Français ont un haut-le-corps. Ils découvrent en même temps qu’on peut mourir à l’entraînement, et surtout que cette mort sera sévèrement critiquée. Pour eux, c’est plus que de l’indifférence, c’est du cynisme.

Les fusiliers-marins ne savent pas encore que la plupart de ces tombes sont factices, mais, au cours du stage, ils auront à cœur de ne pas ajouter leur nom à la trop longue liste. Ce ne sera qu’à la fin des dix semaines d’entraînement qu’ils commenceront à entrevoir la vérité, et qu’ils comprendront l’impact psychologique qu’elles ont produit.

Ils marchent en colonne parfaite, conscients maintenant de la nécessité d’être les meilleurs. Le prestige national est en jeu. Ils oublient, pour quelques minutes, les jambes lourdes, les poumons irrités, les ampoules à vif. Leurs yeux fixent sans ciller ceux du lieutenant-colonel Vaughan qui les regarde avancer, son éternel stick sous le bras, sa face plissée n’exprimant aucun sentiment.

— Ce n’était pas la peine de courir de la sorte, laisse-t-il tomber après avoir consulté sa montre : le repas n’est pas encore servi…

Puis, comme à son habitude, il fait demi-tour et jette, négligemment :

— Vous aurez encore beaucoup à travailler…

Premier contact avec le parcours d’obstacles 

Ils ont à peine touché au repas, frugal du reste, cuisiné à l’anglaise, légumes et viande bouillie. Puis ils se sont installés sommairement dans leur baraque suintante d’humidité, une sorte de long tunnel en demi-lune, où le confort est pratiquement inexistant. Tôt, le lendemain, aux premières lueurs de l’aube, leur instructeur les a appelés :

— Rassemblement !

Encore engourdis, les membres raides, les Français se sont regroupés sans hâte excessive, le long du bâtiment. Ils se sont trouvés devant un grand Anglais maigre, l’air placide, l’œil vissé sur sa montre. Il ne leur a même pas accordé d’attention et, du bout des lèvres, s’est borné à ajouter :

— Trop lent. Rassemblement dans trois minutes.

Dispersion, dans le désordre, à la limite du chahut. Si c’est cela, l’entraînement commando, ça ressemble à un jeu. Un jeu qui les inquiète un peu plus tard quand, pour la cinquième fois, leur instructeur, le sergent Taffy Edwards, les renvoie avec sa sempiternelle petite phrase :

—Trop lent, rassemblement dans deux minutes…

— Si c’est un jeu, dit César, l’ancien légionnaire, il faudrait peut-être nous expliquer les règles…

Mais c’est précisément l’une des règles de ce jeu que de faire découvrir, par les stagiaires eux-mêmes, les intentions du chef. Alors, ils s’appliquent cette fois à réaliser un rassemblement impeccable, que leur envieraient sûrement les recrues d’une unité disciplinaire, les quarante pompons rouges se ruent sur les rangs. Cette fois, Taffy Edwards ne dit rien. Pas même qu’il est satisfait de voir que les hommes ont compris. Il pointe un index vers l’extrémité du camp :

— Direction les obstacles…

Et il s’en va, à petites foulées, inaugurant le système de déplacement qui sera de règle désormais à Achnacarry. Pendant dix semaines, aucun mouvement ne se fera autrement qu’en galopant. De la piste d’obstacles à la salle d’armement, de la cantine au stand de tir, de l’instruction combat à l’éducation physique — la « Piti » comme ils le diront bientôt, abréviation anglaise de Physical Training, P.T. – les apprentis-commandos ne connaîtront plus les joies de la flânerie.

Ils remarqueront aussi que les séances en salle se déroulent par beau temps et les exercices extérieurs sous la pluie, le froid ou le vent, le summum étant atteint lorsque les marches et les raids de nuit sont généralement effectués alors que sévit la tempête…

Ils sont arrivés devant les obstacles, et sans même prendre le temps de souffler, le sergent Taffy Edwards les lance à l’assaut des tables irlandaises, suivies, sans la moindre pause, par la fosse aux ours, puis par l’équilibre sur la poutre à ressorts que prolonge le ramper sous un réseau de barbelés accroché au ras du sol. On ne prend même pas la peine de leur apprendre la meilleure façon de franchir chacun des écueils. A chaque erreur, ils doivent recommencer l’ensemble.

— Trop mou, revenez au départ…

Ce n’est qu’après des heures de va-et-vient, crottés, suants, épuisés, que les hommes sont autorisés à cesser le jeu. Pour en reprendre aussitôt un autre. Cette fois, le tir sera enchaîné au close-combat…

À chaque fois, l’instructeur, au lieu de s’estimer satisfait, se borne à dire avec une moue déçue :

— Ce n’est pas terrible, demain, nous reprendrons tout ça à zéro…

Ce ne sont pas des promesses en l’air et les Français, qui, chaque soir, ont l’impression d’être allés au bout de leurs forces, de leur résistance, de leurs possibilités, persuadés aussi d’avoir atteint la perfection, s’aperçoivent qu’ils peuvent faire encore mieux, que leur fatigue de la veille n’était rien à côté de celle du jour.

Sous le feu des mitrailleuses à tir réel

Peu à peu, les obstacles se compliquent. Quand ils pensent avoir, cette fois, entièrement maîtrisé les techniques de la table irlandaise ou du franchissement du mur de trois mètres, ils entendent Taffy Edwards leur annoncer :

— Well, maintenant, vous allez travailler dans l’ambiance de la bataille…

Là, les hommes de Kieffer sourient. À Camberley aussi, ils ont déjà connu les conditions « de guerre » : pour les accoutumer au bruit, on les environnait de rafales, de fumées, d’explosions, toutes obtenues avec des armes chargées à blanc.

— Deux mitrailleuses vont vous accompagner, précise Edwards. Mais sachez qu’elles utiliseront des munitions de combat.

Pinelli s’élance. Une demi-seconde de retard au sommet du mur est sanctionnée par une rafale qui miaule à quelques centimètres de ses oreilles. Sous le réseau de barbelés, Loverini s’accroche à un fil. Une balle fait voler la terre, sous ses yeux.

— N’oubliez pas, hurle l’instructeur, respectez le timing !

Car, en plus des risques provoqués par les grenades qui commencent à pleuvoir, des petites charges de plastic qui sautent dans les arbres, des tirs bien ajustés au ras des têtes, il n’est pas question de s’abriter, de prendre son temps, de flâner sous une poutre, au fond d’une fosse : la sanction est immédiate et le danger, bien plus grand.

— Quand j’ai vu la Mills rouler au fond du trou, observe de Wandelaar, j’en suis sorti comme si j’avais eu un ressort sous les pieds !

Tous les jours, les diaboliques instructeurs de Vaughan « améliorent » le système. Ce n’est pas l’imagination qui leur fait défaut. Après les obstacles inertes, ils ont mis au point un système de pièges actifs, dispersés tout au long des onze kilomètres d’un parcours de combat que l’on doit impérativement effectuer avec les trente kilos de l’équipement complet avec armes et munitions. 11 kilomètres de tout terrain, semé d’embûches, de traquenards, truffé de mines, de grenades, d’embuscades, coupé de fondrières, de falaises avec, pour finir, avant l’exercice de tir de précision, le passage de la rivière qu’il faut traverser, dans l’eau glacée jusqu’au cou, l’arme tenue à bras tendus.

Et tous les jours, ils recommencent, à bout de forces, le corps douloureux, le ventre vide. Car ils mangent à peine, les rations distribuées à Achnacarry étant plus que congrues, monotones, à peine suffisantes pour ces jeunes de vingt ans soumis à des exercices physiques constants. Mais cela aussi fait partie de l’entraînement.

Tous ont déjà renoncé à fumer pour accroître leur souffle, tous passent à dormir les rares heures de détente. Ils n’ont droit qu’à une soirée de liberté par semaine, qu’ils mettent à profit pour recoudre leurs vêtements, déchirés par les ronces ou les barbelés, pour astiquer leurs armes, vérifier leurs équipements, laver leur linge. Car on exige d’eux une présentation impeccable qui s’accommode mal du traitement infligé auparavant à leurs uniformes. Chaussures cirées, ceinturons de toile passés au blanc, cuivres brillants, armes impeccables, autant d’obligations qui, non tenues, risquent d’entraîner des corvées, des exercices, des marches supplémentaires.

Beaucoup de jeunes, même entraînés, supportent mal ces contraintes de forçats. D’ailleurs, quelques-uns d’entre eux craquent et Kieffer note qu’une nuit, dans la grande salle du château où ils dorment, à même le plancher, il a entendu les sanglots de l’un de ses adjoints : « Sanglots fiers qui soulagent, écrira-t-il ; qui disent le refus de se rendre et d’avouer : je n’en peux plus, je m’en vais. »

Dix semaines d’enfer, jour et nuit

Sur les planches rugueuses qui servent de couchettes, les commandos sombrent aussitôt dans l’inconscience, rythmée par le martèlement incessant de la pluie qui frappe la tôle ondulée des baraques. Soudain, lumière, la voix de l’instructeur :

— Rassemblement dans cinq minutes, tenue de combat, exercice de nuit.

Il faut s’extirper du cocon de chaleur relative, sauter dans des vêtements encore humides, chasser les rêves, se précipiter, en titubant, vers l’aire de départ, sous la pluie qui a redoublé de violence. Il est minuit.

Quand ils rentrent, à quatre heures du matin, après trente kilomètres de parcours variés, ponctués de tirs, de passages de rivières, d’équilibre sur des ponts de singe, suspendus d’arbre en arbre, les oreilles encore pleines du fracas des explosions, ils n’ont plus que deux heures pour se refaire une santé avant le rassemblement de six heures du matin.

Certains ont trouvé des procédés pour limiter les dégâts, et Gwenn-Aël Bolloré note, dans ses souvenirs :

« Le soir, je me tailladais la plante des pieds pour permettre aux ampoules de se vider dans les plaies au lieu de s’infecter…»

— Ils sont presque devenus inhumains, note Kieffer.

Et pourtant, ils tiennent. Il n’y a eu qu’une seule défection, due, au reste, à la maladie. Une maladie qui, la plupart du temps, n’a pas sa place à Achnacarry : car les corps ont acquis une endurance exceptionnelle, une résistance insoupçonnée, et la volonté, seul véritable critère de durée au camp, supplée aux insuffisances des muscles.

— L’entraînement forge des cœurs d’airain, dit encore Kieffer.

Et, au bout de dix semaines, quand est venue l’heure de la sanction, ces résultats de l’examen qui donne enfin le droit de porter le badge « commando » et d’entrer de plain-pied dans la grande famille, Vaughan a ce mot :

— Vous ne m’avez pas déçu…

Puis il ajoute cette conclusion, ciselée d’un stage à l’autre :

— Comme Franklin, en quittant l’Écosse en 1751, vous pourrez dire : « ces semaines du bonheur le plus intense que j’aie jamais eu dans ma vie »…

Il laisse cette citation faire l’effet que l’on devine et poursuit :

— Après être partis d’ici, vous allez vous reposer, vous toucherez une allocation spéciale qui vous permettra de vous loger dans des maisons civiles, mais ne croyez pas que tout cela sera gracieux. Vous participerez à des raids dangereux, ainsi que nous vous avons appris à le faire ici. Certains d’entre vous, que je vois maintenant, seront blessés, gravement peut-être. Il se peut même qu’ils perdent un bras ou une jambe. Mais, ne vous en faites pas…

Un sourire, le premier que l’on voie fleurir sur ses lèvres.

— …ne vous en faites pas, il y aura toujours ici un travail pour vous.

Il salue et s’éloigne vers sa voiture. En fin d’après-midi, un autre contingent de volontaires doit arriver à la gare pour venir au « paradis d’Achnacarry ».

Un ordre secret du Führer : la mort pour tous les commandos captifs 

Les Français sont partis. D’autres les ont remplacés. D’autres viendront encore faire leur apprentissage sous la férule de Vaughan : on en dénombrera 25 000 à la fin de la guerre. Ils seront Britanniques, bien sûr, mais aussi Américains, Belges, Polonais, Norvégiens. La plupart seront, un soir ou l’autre, désignés pour accomplir des raids un peu partout en Europe occupée, et leurs actions se compteront par dizaines. Ils frapperont parfois, échoueront aussi, quelques-uns seront même capturés, ignorant le sort qui leur est réservé par les nazis.

En effet, en Angleterre, on ne sait pas encore qu’Adolf Hitler a pris, en octobre 1942, une décision, lourde de conséquences, qu’il a demandé impérativement à ses adjoints de faire appliquer. Cette décision recevra, pour l’Histoire, le nom de « l’ordre des Commandos ». Le voici :

« Quartier Général du Führer     
Très secret
Le 18 octobre 1942
Le Führer.
N° 003830/42 G Kdos CKW/WFST
Depuis longtemps, nos ennemis se servent de méthodes de guerre contraires aux Conventions Internationales. Particulièrement notoire est la conduite brutale et perfide des dénommés « Commandos » qui, et cela a été établi formellement, sont en partie recrutés dans les rangs d’anciens criminels, libérés dans les pays ennemis. D’après les documents capturés, il ressort qu’ils reçoivent les ordres, non seulement d’enchaîner leurs prisonniers, mais, de plus, de les massacrer sur-le-champ, alors que ceux-ci sont sans défense, dès qu’ils jugent que ces prisonniers deviennent une entrave à la poursuite de leurs objectifs, ou peuvent être, dans l’un ou l’autre cas, un objet de gêne. De plus, des ordres ont été trouvés qui prouvent que le principe du massacre des prisonniers a été admis et recommandé. Pour cette raison, il a été ordonné dans un addendum du rapport des Forces Armées — la Wehrmacht — du 7 octobre 1942, que désormais l’Allemagne aurait recours au même traitement envers les troupes britanniques de sabotage et leurs complices, c’est-à-dire qu’ils seront massacrés sans pitié par les Allemands dans les combats, partout où ils seront rencontrés.
En conséquence, j’ordonne : à partir de cette date, tous les ennemis combattus par les troupes allemandes durant des expéditions dites de commando, tant en Europe qu’en Afrique ; qu’ils soient en uniforme régulier de soldats ou qu’ils soient des saboteurs ou des agents, armés ou non, soient exterminés jusqu’au dernier, tant au combat qu’à la poursuite. Il importe peu qu’ils soient débarqués de navires, qu’ils soient amenés par avions ou parachutés ; même si ces gredins, une fois repérés, décidaient de se constituer prisonniers, toute pitié devra leur être refusée par principe. Dans tous et chaque cas de cette nature, un rapport devra être fait au Quartier Général (O.K.W.) afin qu’il puisse être diffusé dans les ordres quotidiens des Armées. Si des individus faisant partie des commandos et employés comme agents secrets, saboteurs, etc. tombaient entre les mains de la Wehrmacht de n’importe quelle autre manière — par arrestation de police dans tout territoire occupé par nous — ils seront immédiatement remis au Service de Sécurité (S.D., Sicherheitsdienst) ; toute détention de prisonniers de cet acabit par des gardiens militaires, c’est-à-dire se trouvant dans des camps de prisonniers de guerre, même à titre temporaire, est strictement défendue. (…)
Pour la non-exécution de cet ordre, j’engagerai la responsabilité personnelle de tout commandant ou officier et ordonnerai sa comparution devant un Conseil de Guerre pour y rendre compte, soit de sa négligence qu’il aura montrée en pareil cas dans l’accomplissement de ses devoirs en ne donnant pas les ordres nécessaires à la troupe placée sous son commandement, soit de la raison de la non-exécution des ordres indiqués plus haut.
Signé : Adolf Hitler.» 

Les raids de 1942 sur les côtes de la Manche

Pour aussi monstrueuse et contraire aux lois de la guerre qu’elle soit, cette instruction de Hitler n’est pas, hélas, dépourvue de fondement. Elle fait référence, au moins dans les faits, à un événement survenu lors d’un raid sur l’île de Sercq, au cours de la nuit du 3 au 4 octobre 1942.

Depuis le premier raid sur Boulogne, au mois de juin 1940, un certain nombre de « coups d’épingle » ont été portés au dispositif ennemi sur les côtes de la Manche et de la mer du Nord tout au long de l’année 1942. Aucun, bien entendu, n’a eu la portée de l’opération « Chariot » contre Saint-Nazaire, aucun non plus n’a eu l’ampleur de l’opération « Jubilee » contre la ville et le port de Dieppe, au mois d’août 1942.

Ils sont cependant révélateurs de l’agressivité des commandos, et, même s’ils se sont soldés bien souvent par des résultats nuls, ils n’en ont pas moins contribué, d’une part à sensibiliser les Allemands à la vulnérabilité des littoraux d’Europe continentale occupée, d’autre part, à apporter des renseignements utiles, tant dans h domaine des défenses ennemies, que dans celui de améliorations à apporter dans le domaine tactique e matériel, ce qui, raid après raid, a finalement contribué à forger la formidable machinerie du 6 juin 1944.

L’année 1942 est, à cet égard, riche de ces interventions au-delà du Channel.

Le 11 avril, le capitaine Gerald Montanaro, accompagné du soldat Preece pénètre, à bord d’un canoë dans le port de Boulogne. Il accroche un « Iimpet » — une charge explosive retenue à la coque métallique par des aimante puissants — aux flancs d’un tanker allemand et se retire sans avoir éveillé l’alerte. Il est recueilli in extremis, son embarcation faisant eau de toutes parts, par la M.L. 102, sa vedette convoyeuse, et peut ainsi rentrer en Grande-Bretagne. Une mission de photographie aérienne montre, le lendemain, que le pétrolier a coulé dans le port, Sa cheminée émergeant seule de l’eau.

Dans le même temps, un petit groupe, appelé Special Scale Reading Force (Force d’intervention pour cas spéciaux) est constitué par trois hommes, le major Gus-Philips, le capitaine Appleyard et le sergent Haines.

Leur première expédition se déroule dans la nuit du 14 au 15 août 1942. L’objectif, l’un des canons antiaériens installés près du cap de Barfleur. Débarqués à l’écart de l’endroit prévu les trois hommes ne découvrent pas leur cible, mais, ils butent sur une petite patrouille ennemie. Bilan, trois Allemands tués.

Ils repartent dans la nuit du 2 au 3 septembre. Cette fois l’objectif visé est le phare des Casquets, au-delà de l’île d’Aurigny, à l’ouest du cap de la Hague, pointe extrême du Cotentin. Ce phare, conquis par les Allemands en même temps que les îles Anglo-Normandes, a été détourné de sa fonction originelle de balisage des côtes pour servir de relais de signaux optiques.

Appleyard et le sergent Winter débarquent sans se faire remarquer à la pointe nord-ouest de l’îlot, franchissent les clôtures, et s’emparent de la garnison ennemie, surprise en pleine détente. Un seul blessé à déplorer, Appleyard lui-même qui se brise un tibia en sautant dans son embarcation au retour.

Quatre jours plus tard, dans la nuit du 6 au 7 septembre 1942, nouveau raid. Cette fois, Appleyard n’est venu qu’à titre d’observateur, une jambe dans le plâtre. L’assaut contre une petite garnison ennemie à Sainte Honorine, au nord de Bayeux. Le major Gus-Philips conduit le raid avec neuf hommes seulement. Ils découvrent l’objectif, mais si bien défendu, si fortement gardé qu’il ne peut être question de l’attaquer. Gus-Philips ordonne le repli. Sur le chemin du retour, ils tombent nez à nez avec une patrouille ennemie. Dans le noir, les hommes se fusillent. Bilan, 7 Allemands tués.

Tandis que Gus-Philips se penche pour fouiller les cadavres à la recherche de documents, lui et son groupe entendent approcher une autre patrouille, manifestement plus nombreuse. Décrochage en souplesse. Au moment où ils atteignent la plage, les neuf commandos sont pris dans le faisceau d’un puissant projecteur et un feu nourri se déclenche, les prenant en enfilade. Trois hommes s’écroulent, foudroyés et parmi eux, Gus-Philips lui-même. Pire, le canot dans lequel ils allaient s’embarquer pour rejoindre la vedette est touché et coule instantanément.

A quelque cent mètres au large, Appleyard n’entend qu’une voix, celle de Haines qui hurle :

— Fichez le camp, tout est perdu !

Appleyard attend encore une demi-heure, avec l’espoir que l’un quelconque des survivants réussira à rallier la vedette à la nage. Il se rapproche même du bord, mais, pris à son tour dans le faisceau du projecteur, il est mitraillé et l’un des deux moteurs de sa vedette est mis en miettes. Alors, la mort dans l’âme, il se résout enfin à rentrer seul.

Des six hommes qui sont restés à terre, quatre ne donneront jamais de leurs nouvelles. Haines, après s’être glissé hors des mailles du filet allemand, réussira l’exploit d’arriver jusqu’en Espagne. Mais les Espagnols le livreront aux Nazis et il sera fusillé le 13 juillet 1943. Winter, pour sa part, pris trop tôt pour connaître le sort de ses camarades, victimes de l’ordre de Hitler (en date du 12 octobre), sera envoyé dans un camp de prisonniers. Au lieu de s’évader, il « s’absentera » de son Stalag le temps d’apprendre les techniques commandos à des groupes de partisans polonais. Soupçonné, condamné à dix ans de camp de rééducation, Haines sera alors envoyé au célèbre camp de représailles de Rawa-Ruska, d’où les Russes le libéreront à la fin de 1944.

La tragédie de l’île de Sercq 

Ce désastre ne sonne pourtant pas le glas du groupe du capitaine Appleyard. Dans la nuit du 3 au 4 octobre, il tente une première reconnaissance sur l’île de Sercq. Avec lui, huit hommes, parmi lesquels un Danois, le lieutenant Frederik Lassen.

Le visage barbouillé de crème noire, les neuf hommes progressent dans l’île, à partir de la pointe du Hog’s Rack. Dans la première maison rencontrée, ils ne trouvent qu’une vieille dame, qui, le premier instant de surprise passé à voir des militaires qui ne soient pas des Allemands, n’a à leur fournir qu’une carte de l’île et le dernier numéro du quotidien local, le Guernsey Evening Press.

Le butin est mince. Aussi, Appleyard décide-t-il de pousser la reconnaissance jusqu’à l’hôtel Dixcourt où, selon la vieille dame, Mrs. Pittard, cantonne une petite escouade ennemie. Effectivement, après avoir poignardé une sentinelle, Appleyard et ses commandos réussissent à capturer cinq Allemands endormis et à les emmener avec eux. Pour être plus tranquilles, ils leur attachent les mains.

Mais, tandis qu’ils regagnent leurs canots, une contestation éclate au sein du groupe ennemi, enfin complètement réveillé, et qui s’aperçoit que leurs geôliers sont à peine plus nombreux qu’eux-mêmes. Une brève bataille les oppose un instant, ponctuée de cris, de coups. Quelques-uns parviennent à s’enfuir, d’autres sont abattus, tandis que la garnison de Sercq, alertée par les appels, commence la poursuite.

Finalement, Appleyard ne réussit à conserver qu’un seul prisonnier, une sorte d’intellectuel hagard, présentement soldat du Génie. Les autres gisent quelque part dans la lande, abattus à la mitraillette. Mais, détail qui aura son poids plus tard, abattus dans le dos, les mains liées.

Qu’on le justifie par l’ambiance de confusion qui régnait cette nuit-là au sein du groupe de commandos, ou qu’on le blâme, ce geste tragique aura des conséquences dramatiques pour le reste des commandos, soumis à l’implacable décision du Führer. Désormais, aucun des combattants de la nuit capturé n’aura la vie sauve.

Un seul officier supérieur aura, pour sa part, le courage d’opposer à cet ordre un refus absolu, Rommel lui-même, qui traitera tous les commandos capturés au cours de la campagne de Libye finissante, et durant toutes les opérations de Tunisie, selon les lois de la guerre.

Et ce ne sera pas un mince courage.

Yann VÉRINE

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