vendredi 29 mars 2024

Jomini, Mahan : Les origines de la stratégie militaire américaine

Dans les années 1880, la situation de la marine américaine n’était guère brillante. Ses vaisseaux étaient pour la plupart de vieux croiseurs en bois datant de la guerre de Sécession et quelques cuirassés « monitors » qui avaient subi de multiples réparations. L’avancement était extrêmement lent et l’existence même de l’US Navy était mise en question. Quelques officiers entreprirent alors de réformer la marine en poursuivant un double objectif. Ils voulurent d’abord développer leur profession en lui donnant une science et une pratique spécifiques. En même temps, ils entendirent prouver la nécessité de la marine en montrant qu’elle jouait un rôle crucial dans le bien-être de la nation. Le chef de file de ces réformateurs s’appelait Stephen Bleecker Luce.

Luce fut le premier penseur américain de la stratégie navale. Il voulait combattre le « technicisme » de la marine. Si celle-ci voulait vraiment devenir professionnelle, pensait-il, les officiers devaient cesser d’être exclusivement des navigateurs, des hydrographes ou des ingénieurs. Ils devaient devenir des spécialistes dans leur domaine propre, c’est-à-dire la conduite de la guerre. Leur champ d’études principal devait être la stratégie navale. Or celle-ci n’existait pas à l’époque. Il fallait donc, selon Luce, étudier l’art de la guerre tel qu’il était enseigné dans les écoles de l’armée et ensuite l’appliquer aux opérations sur mer : les « principes de la stratégie » étaient « toujours les mêmes » et s’appliquaient « également à l’armée sur terre et à l’armée sur mer ». Luce croyait fermement aux leçons de l’histoire et était partisan d’une méthode comparative.

Le 13 juin 1884, il remit au secrétaire à la Marine un rapport recommandant la création d’une école d’application pour la Navy. Le 6 octobre de la même année, l’ordre n°325 du secrétaire à la Marine Chandler établissait un Naval War College à Newport, Rhode Island. Le commodore Stephen B. Luce devenait son premier président. Les premières années de l’institution furent difficiles. Les officiers de marine ne voyaient pas la nécessité d’aller étudier l’art de la guerre.

Luce n’eut jamais le temps de composer des ouvrages, mais il a laissé de nombreux articles consacrés à l’organisation et l’administration de la marine, à l’éthique militaire, à l’entraînement des officiers ou à l’histoire navale. Luce empruntait de nombreuses idées au théoricien militaire le plus en vogue du XIXe siècle, Antoine-Henri Jomini. Jomini avait divisé la « science de la guerre » en six branches et Luce estimait que la première, la diplomatie ou « science de l’homme d’État dans ses relations avec la guerre », était d’une importance spéciale pour l’officier de marine. Elle requérait une connaissance intime du droit international et des obligations des traités, une familiarité avec l’histoire politique du pays et le cours de sa politique étrangère. Ainsi, Jomini ouvrait la marine américaine à la dimension politique des problèmes militaires. Il la prévenait également de ne pas faire de la guerre une science exacte :

« Jomini a pris la peine de nous détromper d’une telle idée, et pourtant quand il a surpris Napoléon en lui disant à Mayence, au début de la campagne d’Iéna, qu’il le rencontrerait dans quatre jours à Bamberg, il nous a montré qu’il y avait certains problèmes militaires susceptibles d’être démontrés avec une précision presque mathématique ».

Jomini a remarqué que « de bonnes théories fondées sur les principes, justifiées par les événements, et jointes à l’histoire militaire raisonnée » seraient « la véritable école des généraux. Si ces moyens ne forment pas de grands hommes, qui se forment toujours par eux-mêmes quand les circonstances les favorisent, ils formeront du moins des généraux assez habiles pour tenir le second rang parmi les grands capitaines ».

D’après l’amiral Bradley Fiske, le principal mérite de Luce fut d’« apprendre à penser à la marine ». Il le fit en suivant les traces de Jomini. Le Naval War College précéda l’US Army War College, qui ne fut créé qu’en 1901, et il devint un modèle pour les marines européennes, où l’équivalent n’existait pas. Enfin, Luce sut choisir, pour enseigner la guerre navale, Alfred Thayer Mahan.

Celui-ci était né à West Point, où son père, Dennis Hart, enseignait. Il grandit dans un environnement idéal pour l’étude de l’art de la guerre et de l’histoire militaire. L’exemple de son père l’a incontestablement incité à explorer le domaine de la stratégie. Le jeune Alfred suivit les cours de l’université de Columbia et fut diplômé de l’académie navale en 1859. Pendant la guerre de Sécession, il participa au blocus des côtes sudistes et servit sous les ordres de S.B. Luce, à l’académie navale et sur le Macedonian. Il se fit remarquer pour son intérêt envers l’histoire et, en 1883, il publia un premier ouvrage, consacré aux opérations navales de la guerre civile. En septembre 1884, il commandait un vieux sloop en bois, le Wachusett, et naviguait le long des côtes du Pérou lorsqu’il reçut une lettre de Luce, l’invitant à venir donner des leçons au Naval War College. Mahan répondit qu’il apprécierait beaucoup ce poste, mais il estimait qu’il devait encore parfaire ses connaissances. Il avait déjà lu l’ouvrage de Napier sur la guerre de la Péninsule et sa connaissance du français était un atout supplémentaire. Il se mit rapidement au travail. À Callao, il commença à lire l’Histoire de Rome de Mommsen. Promu captain le 23 septembre 1885, il fut autorisé à rester à New York jusqu’au mois d’août de l’année suivante, afin de bénéficier des bibliothèques de la ville pour préparer ses cours. En janvier-février 1886, suivant probablement une suggestion de Luce, il entreprit la lecture de Jomini.

Celle-ci fut le véritable point de départ de la réflexion de Mahan. Depuis un an et demi, il s’était familiarisé avec l’histoire navale et les principales campagnes de 1660 à 1815. Jomini, grâce à l’analogie entre la guerre terrestre et la guerre maritime suggérée par Luce, allait maintenant lui fournir une méthode. Les deux ouvrages qui influencèrent le plus Mahan furent l’Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution et le Précis de l’art de la guerre. Mahan a reconnu ce qu’il devait à Jomini :

« Napoléon, dit-on, a déclaré que sur le champ de bataille la plus heureuse des inspirations n’était souvent qu’une réminiscence. C’est principalement l’autorité de Jomini qui m’incita à étudier de cette façon les nombreuses histoires navales qui se trouvaient devant moi. De lui j’ai appris les peu nombreuses, très peu nombreuses, considérations dominantes en matière de combinaison militaire ; et dans celles-ci j’ai trouvé la clef par laquelle, en utilisant les annales des marines à voile et les actions des chefs navals, je pourrais déduire, de l’histoire navale sur laquelle je m’étais penché avec résignation, un enseignement toujours pertinent ».

Mahan se décida à faire une analyse critique des campagnes et des batailles navales, « une décision pour laquelle il était avant tout redevable à Jomini ». Il utilisa d’autres auteurs, principalement Hamley et l’archiduc Charles, pas Clausewitz. Mais c’est Jomini qui habitua son esprit à la critique des opérations. Mahan approcha la stratégie par le biais de l’histoire. Comme Stephen B. Luce, il réagit contre le technicisme ambiant et voulut insister sur les éléments humains de la guerre. Son entreprise visait aussi à donner de plus grandes ambitions à l’US Navy. Dans les années 1880, celle-ci avait une mission purement défensive, réduite à la défense des côtes et à la protection du commerce. En étudiant l’histoire européenne des XVIIe et XVIIIe siècles, Mahan allait montrer comment la « puissance maritime » (sea power) s’était révélée vitale pour la croissance, la prospérité et la sécurité des grandes nations. En même temps, son étude historique allait lui permettre de découvrir, par la méthode comparative, les « principes immuables » de la stratégie navale, c’est-à-dire la façon dont il fallait utiliser la puissance maritime. En cela, son entreprise était tout à fait « jominienne ».

En août 1886, Mahan avait terminé de préparer ses cours et il s’établit comme directeur du Naval War College à Newport. Luce retrouvait le commandement de l’escadre de l’Atlantique nord, mais il vint prononcer le discours d’ouverture de la nouvelle année académique. Il en appela à une investigation scientifique des problèmes de la guerre navale, selon la méthode comparative. Il fallait trouver quelqu’un qui ferait pour la science navale « ce que Jomini avait fait pour la science militaire ». A la fin de son exposé, il s’exclama : « Le voici ; son nom est Mahan » ! A l’intérieur des États-Unis, certaines forces étaient prêtes, dans les années 1880, à pousser les intérêts du pays hors de ses frontières. Ces nouvelles ambitions devaient s’appuyer sur une marine plus puissante. Les avocats du professionnalisme naval se sentaient assurés de certains appuis.

En avril-mai 1886, A.T. Mahan termina son cours de tactique pour une flotte de bataille (Fleet Battle Tactics). Il ne le donna que l’année suivante. Mahan reprenait à Jomini son analyse de la puissance de feu concentrée dans les batailles napoléoniennes, jointe à des mouvements de flanc de la cavalerie. Sur mer comme sur terre, la leçon transmise par Jomini était celle d’un mouvement offensif rapide et de concentrations de feu sélectives. Comme dans les batailles d’infanterie de Jomini, les engagements navals de Mahan devaient se terminer par l’anéantissement total de l’ennemi.

Dans un deuxième cours, Mahan se proposait de mettre en lumière le rôle historique de la puissance maritime. Une première étude couvrit la période allant de 1660 à 1783. En 1890, Mahan publia le résultat de ses travaux sous le titre The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783. Le livre est touffu, difficile à lire. L’auteur y mène une sorte de « débroussaillage de l’histoire maritime », sous les yeux du lecteur. Les références à Jomini sont nombreuses. Mahan avait d’abord lu le Précis de l’art de la guerre.

Dès 1888, il avait défini les objectifs de son enseignement en se basant sur les définitions du Précis : la stratégie était « l’art de faire la guerre sur la carte, l’art d’embrasser tout le théâtre de la guerre » ; la stratégie comprenait :

1) la définition de ce théâtre et des diverses combinaisons qu’il offrirait ;

2) la détermination des points décisifs, etc. ; la logistique était « l’art pratique de mouvoir les armées ». En 1889, Mahan entreprit de lire l’Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution.

La marque de Jomini est visible dès l’introduction de The Influence of Sea Power. Mahan fait la distinction entre un précédent et un principe. Le premier peut être fautif à l’origine ou peut cesser de s’appliquer à cause d’un changement de circonstances. Le second « a ses racines dans la nature essentielle des choses et, quelque variée que soit son application en fonction des changements de conditions, il demeure un modèle auquel l’action doit se conformer pour obtenir le succès ». La guerre a de tels principes ; « leur existence se détecte par l’étude du passé, qui les révèle dans les succès et dans les échecs, les mêmes d’âge en âge ». Sur mer comme sur terre, les principes doivent dicter le point où l’armée devrait se concentrer, la direction dans laquelle elle devrait se mouvoir, la partie de la position ennemie qu’elle devrait attaquer et la protection des communications. Les batailles du passé ont réussi ou ont échoué suivant qu’elles furent menées en conformité avec les principes de la guerre. Le marin qui étudie soigneusement les causes des succès et des échecs, non seulement détectera et assimilera graduellement ces principes, mais acquerra aussi une aptitude accrue pour les appliquer à l’usage tactique des bateaux et des armes de sa propre époque. Les leçons de l’histoire concernent davantage la stratégie que la tactique. Mahan pensait que l’étude des principes était plus importante que jamais pour les marines, à cause de la nouvelle puissance de mouvement conférée par la vapeur. Celle-ci permettait de moins tenir compte des conditions climatiques et les principes pouvaient d’autant mieux s’appliquer.

À propos des éléments de la puissance maritime, Mahan en appelle encore à l’autorité de Jomini. Celui-ci avait clairement perçu la dimension maritime des guerres de la Révolution française et le rôle joué par l’Angleterre. Il était partisan d’un équilibre maritime, colonial et commercial et, selon lui, l’Angleterre abusait de sa position. Il posait comme un axiome politique que pour l’intérêt et l’honneur du monde, pour la répartition égale des avantages commerciaux et le libre parcours des mers, il faudrait que la plus grande force maritime appartînt à une puissance située sur le continent, afin que, si elle voulait en abuser, on pût la forcer, par une ligue générale sur terre, à revenir à un système de modération, de justice et de véritable équilibre. « Aussi longtemps que la suprématie maritime appartiendra à une puissance insulaire, on ne pourra en attendre qu’un monopole et un despotisme outrageants ».

Jomini apparaît dans ce passage comme un grand partisan de l’équilibre européen, et il accuse l’Angleterre d’y porter préjudice, alors que celle-ci s’est traditionnellement posée en champion de l’équilibre continental. Jomini attire l’attention sur la nécessité d’un autre équilibre, sur les mers.

The Influence of Sea Power sortit de presse en 1890 et rencontra un tel succès que la survie du Naval War College fut désormais assurée. Jusque-là, en effet, de nombreuses voix s’élevaient, au sein même de la marine, pour mettre en cause l’utilité d’une « école de guerre ». Mahan put envisager de publier la suite de son étude. En 1892 celle-ci parut : elle couvrait les années 1793 à 1812.

Plus encore que dans l’ouvrage précédent, Mahan s’appuyait sur Jomini, en particulier sur l’Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution. Non seulement les références explicites à Jomini sont nombreuses, mais on peut constater que la trame générale du récit est influencée par lui. Mahan écrit cependant en homme de la mer et il est conscient des limites de Jomini. Celui-ci, précise-t-il dans une note, « écrit seulement comme militaire, il n’introduit les questions navales que de façon incidente et il a sans aucun doute été induit en erreur par l’information insuffisante dont il disposait à son époque ». Alors qu’il n’a jamais participé à des opérations navales, Jomini leur a cependant accordé la place qui leur revenait dans son récit des guerres de la Révolution. Il est étonnant de voir dans quels détails techniques il peut entrer à leur propos. Il réalise aussi que la maîtrise de la mer eût été nécessaire pour que le Comité de Salut public pût mener à bien ses projets en Italie en 1795. Il sait critiquer, en connaisseur, certaines dispositions navales. Jomini n’était certainement pas aussi compétent en la matière que dans les opérations terrestres, mais il a eu le souci de s’informer et il a présenté une vision très complète des guerres de la Révolution. Il a tenu à aborder les multiples dimensions du conflit : celui-ci s’est étendu aux mers et aux colonies. Sous la plume de Jomini, les guerres de la Révolution apparaissent comme « mondiales », ce qui n’est jamais le cas chez un Clausewitz, exclusivement centré sur la guerre terrestre en Europe.

Pour Alfred Thayer Mahan, étudier la stratégie équivalait à étudier Jomini. Lorsque, le 6 septembre 1892, il ouvre la session annuelle du Naval War College en défendant le caractère « pratique » de celui-ci, il se lance dans un vibrant éloge de Jomini. Pour Jomini, la stratégie est la « reine des sciences militaires » et Mahan la compare aux fondations d’une maison. Si elle est mauvaise, tout s’écroule ; elle est donc éminemment « pratique ». C’est l’art de faire la guerre sur la carte, elle précède les opérations de la campagne. Elle prend son origine dans un processus mental mais elle ne s’achève pas là. Elle a un prolongement pratique.

Mahan ne cessera de plaider pour la lecture de Jomini. Celui-ci est évoqué dans tous les ouvrages principaux de Mahan. Dans la biographie de Nelson, le portrait de Bonaparte est repris à l’Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution. Mahan reconnaît que Jomini a pu paraître un peu trop absolu et un peu pédant dans son insistance sur une formulation définitive des principes. Mais c’est là que résidait la grande différence entre Nelson et Bonaparte : le premier était handicapé par l’inexistence de principes concernant la guerre sur mer, le second « réunissait un génie naturel, et des principes positifs, fruits d’une théorie éclairée ». Dans l’ouvrage où il tire les leçons de la guerre hispano-américaine de 1898, Mahan affirme sa foi dans le « caractère immuable des principes de la guerre ». Il fait allusion, dans la plus pure tradition jominienne, au principe qui condamne les mouvements « excentriques ». Parce que Mahan demeure le plus grand des penseurs stratégiques américains, on peut dire, avec Philip A. Crowl et Michael D. Krause, qu’il fut le plus grand disciple de Jomini aux États-Unis.

L’influence de Jomini sur A.T. Mahan est surtout visible dans la partie de sa réflexion qui concerne les moyens d’assurer la puissance maritime et de l’utiliser au mieux, c’est-à-dire la stratégie navale. L’amiral Luce avait comme objectif de transposer sur mer les méthodes de la guerre terrestre. Mahan le fit dans ses leçons de stratégie et de tactique. Rudimentaires au début, elles devinrent petit à petit le fondement de l’instruction au Naval War College. L’ensemble de ces leçons fut publié en 1911 sous le titre Naval Strategy.

D’emblée, Mahan affirme que la guerre russo-japonaise de 1904-1905 a confirmé le dicton de Jomini, selon lequel les changements dans les armes affectent la pratique mais non les principes. Ceux-ci doivent aider à lire l’histoire. Mahan écrit quelle fut sa démarche : il a d’abord lu le Précis de Jomini et ensuite l’Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution. Il existe un lien étroit entre les principes et les enseignements de l’histoire. Les deux ensemble donnent une éducation parfaite mais, s’il fallait choisir, l’histoire vaut mieux que l’étude de principes abstraits ; étant un récit d’actions, elle peut apprendre la pratique.

Pour fournir la matière à un rapprochement entre la stratégie terrestre et la stratégie navale, Mahan développe des exemples historiques tirés des ouvrages de Jomini et de l’archiduc Charles sur les guerres de la Révolution française. Les opérations de l’archiduc et de Bonaparte démontrent :

1 ) l’importance de la concentration ;

2) l’utilité pour y arriver de posséder une situation stratégique centrale comme la ligne du Danube ;

3) la nécessité d’occuper des lignes intérieures, par rapport à cette situation, et enfin

4) l’influence sur la conduite des opérations, et en vue du succès, de la sécurité des communications.

Le principe de la concentration est l’ABC de la stratégie, c’est « le résumé de tous les facteurs de la guerre », « la base de toute puissance militaire » :

Jomini établit, en un aphorisme à retenir, à la fois la possibilité de cette concentration, et la façon de la concevoir. Il résume ainsi une des plus importantes considérations en matière d’ordre stratégique aussi bien que tactique : « Toute situation de ce genre, dit Jomini, doit être regardée comme une ligne, et sur une telle ligne il faut envisager logiquement trois tronçons, le centre et les deux ailes » .

Mahan souligne que, lors de la bataille navale de Tsou-Shima, l’attaque des Japonais eut lieu sur une aile, l’avant de la ligne russe. Il veut que la flotte des États-Unis soit concentrée sous un seul chef, en un seul corps. À l’époque où il écrit, la concentration s’opère dans l’Atlantique mais, dit-il, « les circonstances, c’est-à-dire le développement de nos relations internationales, nous fixeront à chaque époque, sur l’endroit où nous devrons grouper nos forces ».

Une puissance maîtresse de la mer, comme le fut fréquemment la Grande-Bretagne, peut se jeter en force sur n’importe quel point. Elle profite alors de sa position centrale. Mahan accorde beaucoup d’importance aux positions, aux « lignes intérieures ». Il se range du côté de Jomini et de l’archiduc Charles, contre Clausewitz. Celui-ci raillait le terme « clef » d’une situation militaire ou d’un théâtre d’opérations. De l’avis de Mahan, son usage est avantageux. Les positions, les points stratégiques représentent pour lui des éléments très importants. Cuba, par exemple, surveille le golfe du Mexique et les croiseurs américains peuvent s’appuyer sur la base de Guantanamo.

Mahan ne croit pas cependant que la possession de points stratégiques soit l’élément le plus important de la puissance maritime : « Ce qui la constitue en premier lieu, écrit-il, c’est la marine qui flotte ». L’occupation de positions ne suffit pas. Jomini a bien montré que Napoléon avait comme premier objectif la force organisée de l’ennemi, c’est-à-dire son armée en campagne. Les places doivent être tenues pour inférieures aux armées en campagne et Jomini a bien dit que lorsqu’un État en est réduit à jeter la plus grande partie de ses forces dans des places fortes, il est près de sa ruine. Mahan transpose les idées de Jomini à la guerre sur mer :

En matière de guerre maritime, la marine représente les armées en rase campagne ; les ports vers lesquels elle se retourne pour s’y réfugier après une bataille ou une défaite, pour s’approvisionner ou pour se réparer, correspondent aux places fortes, comme Metz, Strasbourg ou Ulm ; c’est sur celles-ci, défendues obstinément à cause de leur importance sur les théâtres d’opérations que, de l’avis des écrivains militaires, on doit appuyer la défense d’un pays. Mais il ne faut pas prendre les fondements d’une construction pour la construction qu’ils soutiennent. Ainsi, en guerre, la défense ne doit exister que pour permettre à l’offensive de se déployer plus librement. Dans la guerre sur mer, l’offensive appartient à la marine ; et si celle-ci se confine dans la défensive, elle ne fait qu’emprisonner une partie de ses hommes spécialisés dans des garnisons, où des hommes sans compétence spéciale agiraient aussi bien.

Mahan n’est pas d’accord avec Clausewitz, pour qui « la défensive est une forme de guerre plus forte que l’offensive ». Le désavantage radical de la défensive est évident, car elle amène à disséminer ses forces. Le privilège de l’initiative appartient à l’offensive, de même que celui de la concentration. Pour Mahan, il ne faut pas confondre les domaines politique et militaire. Politiquement, les États-Unis ne sont pas agressifs. Mais la conduite de la guerre est une question militaire et les plus grands maîtres en la matière enseignent qu’une guerre purement défensive mène à la ruine. Une armée préparée à l’offensive a, de plus, une valeur dissuasive. Sur mer, l’objectif doit toujours être la destruction de la flotte ennemie par la bataille :

L’affirmation de Jomini, que les forces organisées de l’ennemi sont toujours le principal objectif, perce comme une épée à deux tranchants jusqu’aux articulations et à la moelle de plusieurs propositions trompeuses.

Lorsque l’ennemi est battu, la poursuite est impérative. Jomini rappelle l’exemple de Napoléon : celui-ci n’a jamais oublié le général qui, en 1796, fit reposer ses troupes quelques heures et manqua de se placer entre une division autrichienne et la forteresse de Mantoue, où celle-ci put trouver un refuge. Naval Strategy se clôt par une discussion sur la nature de la conduite de la guerre. Celle-ci est-elle une science ou un art ? L’archiduc Charles, Napoléon et Jomini étaient d’accord, selon Mahan, pour dire que c’est un art. Ceci permet de préciser la portée des principes. L’art de la guerre doit être conçu de façon vivante. Il a sa source dans l’esprit de l’homme et doit tenir compte de circonstances très variables. Loin d’exercer une contrainte rigide, les principes sont simplement des guides qui avertissent lorsque l’on fait fausse route. L’habileté de « l’artiste en matière de guerre », dit Mahan, consistera à appliquer correctement les principes en fonction de chaque cas particulier. Ces principes, Mahan les a repris à Jomini et il les a simplement redéfinis en termes de stratégie navale. Les deux stratèges croyaient au caractère immuable de ces principes et à la validité des leçons de l’histoire. Cela a sans doute empêché Mahan de percevoir toutes les implications des progrès technologiques. Il ne vit pas le rôle que pourraient jouer les sous-marins, alors qu’à la fin de sa vie ceux-ci étaient déjà des instruments de guerre perfectionnés.

Quoi qu’il en soit, l’œuvre de Mahan eut des conséquences immenses pour la politique et la stratégie navales des États-Unis, au point que l’on peut parler de « révolution mahanienne ». Nous ne mentionnerons ici que ce qui provenait strictement de Jomini. En premier lieu, la répartition de la marine en temps de paix dut correspondre aux besoins les plus probables du temps de guerre. A la fin de Naval Strategy, Mahan en appelait encore à l’autorité de Jomini pour appuyer cette idée essentielle de la concentration de la flotte : « Mettons en présence de celui-ci, disait-il, les gens qui voudraient diviser notre flotte en escadre de l’Atlantique et escadre du Pacifique ». Mahan faisait allusion au Sénat, qui fit une telle proposition. Mahan réussit à convaincre le président Theodore Roosevelt d’y opposer son veto et lorsque celui-ci quitta ses fonctions en 1909, il écrivit à son successeur, William Howard Taft, de garder la flotte de bataille dans un océan ou dans l’autre. Au changement d’administration suivant, Theodore Roosevelt écrivit au secrétaire adjoint à la Marine de Woodrow Wilson, Franklin Delano Roosevelt, qu’il ne pouvait pas y avoir un cuirassé ou un vaisseau de quelque importance dans le Pacifique, à moins que la flotte entière n’y soit. En 1914, une fois la construction du canal de Panama terminée, Mahan répétera ses arguments et fera toujours appel à Jomini, ce « maître consommé de l’art de la guerre », pour prêcher la concentration. Le canal est une position centrale et Mahan veut que la flotte se concentre d’un côté seulement de celui-ci :

Il peut arriver qu’elle soit du mauvais côté du canal à un moment critique ; mais il est préférable qu’un tel moment trouve toute la flotte du mauvais côté que la moitié du bon côté, parce que le transfert est toujours plus faisable que la jonction, et que la moitié pourrait être anéantie alors que l’ensemble ne le pourrait pas.

Le principe de la concentration fut érigé en dogme : Never divide the fleet (« Ne divisez jamais la flotte ») !

Cette flotte, Mahan la concevait essentiellement comme un ensemble de cuirassés, tous les autres bâtiments étant de simples auxiliaires. Il fallait donner à cette flotte le maximum de puissance offensive car sa mission exclusive était de chercher la flotte ennemie et de la détruire dans une grande bataille décisive, comme à Trafalgar. L’œuvre de Mahan donna sa caution scientifique à une école de pensée qui rejetait un rôle de pure défense côtière et de « guerre de course » pour la marine. La cathédrale de cette foi proclamée dans le rôle premier du cuirassé (battleship) fut naturellement le Naval War College. Ses adeptes reçurent également le nom d’« école de l’eau bleue » (« blue water » school) car ils ne concevaient l’action des flottes qu’en haute mer, et pas le long des côtes. En 1890, la construction des premiers cuirassés était autorisée par le Congrès et, en quelques années, la politique navale des États-Unis devint celle que préconisait Mahan. La bataille décisive devrait avoir lieu quelque part au milieu de l’océan, loin des côtes américaines, mais sans trop allonger les lignes de communications de la flotte.

Les idées de Mahan furent acceptées par des générations d’officiers de marine américains. Elles leur fournissaient un support argumenté et scientifique, cautionné par l’histoire. L’US Navy était également satisfaite de se voir confier la « première ligne de défense », ce qui lui permettrait de réclamer tout l’équipement nécessaire. L’expression « maîtrise de la mer » (command of the sea) flattait l’oreille. De plus, la stratégie de Mahan semblait avoir établi des vérités définitives : il ne serait plus nécessaire de faire de nouveaux efforts intellectuels. Les officiers pouvaient désormais consacrer leurs énergies aux détails pratiques de la conception des bateaux, à l’entraînement et à la planification tactique : ils avaient l’assurance de travailler dans le cadre d’une stratégie infaillible. Cette stratégie donnait aussi satisfaction au Congrès pour trois raisons. Elle promettait en effet de rencontrer et de défaire l’ennemi loin du continent américain, de le faire rapidement et de façon décisive, et enfin d’utiliser avant tout des machines et une technologie présumée supérieure plutôt que des troupes terrestres. À la fin du XIXe siècle, les États-Unis entraient dans une phase de plus grande activité en politique étrangère. L’idéologie dominante était celle de la « grandeur nationale » et de l’extension de l’influence américaine. Les théories de Mahan venaient à leur heure. Elles eurent une influence énorme, même en dehors des États-Unis.

Dans ses souvenirs, intitulés From Sail to Steam, A.T. Mahan reconnaît qu’il doit surtout deux idées centrales à Jomini. La première, nous l’avons vu, c’est l’affirmation que les forces armées de l’ennemi doivent toujours constituer le premier objectif à la guerre. Il énonce la deuxième comme suit :

De Jomini aussi, j’ai absorbé la ferme conviction qu’il ne fallait pas croire en la maxime étourdiment acceptée, selon laquelle l’homme d’Etat et le général occupent des terrains sans rapport l’un avec l’autre. À cette idée fausse, j’ai substitué une opinion personnelle : la guerre est simplement un mouvement politique violent.

Voilà une proposition qui ressemble singulièrement à la célèbre « formule » de Clausewitz : « La guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens ». Or Mahan n’aborda Clausewitz qu’en 1910, lorsqu’il reçut d’un major écossais un petit traité servant d’introduction à l’œuvre de l’officier prussien. Peut-être avait-il lu la traduction anglaise de Vom Kriege acquise par la bibliothèque du Naval War College en 1908 ? De toute façon, il ne mentionne Clausewitz qu’à partir de Naval Strategy, publié en 1911. Il s’est vu en accord avec lui à propos des rapports entre la guerre et la politique, mais il n’a pas accepté sa déclaration sur la défensive, « forme la plus forte de la guerre », comme nous l’avons indiqué plus haut. Il a découvert Clausewitz très tard et celui-ci n’a donc pas contribué à former sa pensée, contrairement à Jomini. Si Mahan pense que la politique doit intéresser les militaires, il l’a appris « de son meilleur ami militaire, Jomini » (from my best military friend, Jomini). Il l’a dit clairement dans une lettre à Theodore Roosevelt, le 13 janvier 1909 :

Jomini m’a appris dès le premier jour à dédaigner la séparation nette, si souvent affirmée, entre les considérations diplomatiques et militaires. Elles sont les parties inséparables d’un tout.

En particulier, Mahan a jugé l’Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution « instructive du point de vue politique aussi bien que militaire ».

La lecture de cet ouvrage révèle en effet un Jomini bien éloigné de l’image étroitement militaire et « opérationnelle » où on le cantonne parfois. Dans l’Introduction, il juge indispensable que ses lecteurs se dépouillent, comme lui, de toute « prévention nationale » et il expose ses vues sur les relations internationales : ce sont celles d’un héritier de la pensée des Lumières, d’un partisan de l’équilibre européen. Jomini souligne les liens entre la politique et la guerre, « dont l’heureux accord est le seul garant de la grandeur d’un Etat ».

Mahan en viendra à concevoir la flotte comme l’instrument idéal de la politique nationale. Une flotte est moins teintée d’intentions agressives qu’une armée, elle est plus mobile et peut donc mieux répondre aux injonctions de la direction politique. Mahan confère à la stratégie maritime un sens plus étendu qu’à la stratégie militaire. Selon lui, cela provient du fait que la première est aussi nécessaire en temps de paix qu’en temps de guerre. Elle peut en effet, pendant la paix, remporter des victoires décisives en occupant dans un pays, soit par achat, soit par traité, d’excellentes positions qui ne pourraient être acquises qu’avec difficulté par la guerre. En fait, la stratégie maritime a pour but de fonder, de soutenir et d’augmenter, en situation de paix ou de guerre, la puissance maritime de la nation.

La stratégie globale des États-Unis reste profondément imprégnée des conceptions d’A.T. Mahan. Retenons seulement deux aspects, que Mahan attribue à l’influence de Jomini. Il y a d’abord une vision géostratégique des intérêts américains à l’échelle mondiale. Mahan a tiré cela des considérations géographiques de Jomini et de l’archiduc Charles, qui se rapprochaient sur ce point. Notons bien que cela n’empêche pas que la flotte ennemie constitue toujours le premier objectif. Dans cette vision géostratégique du monde, la marine est l’instrument d’action idéal de la diplomatie. Cela fait apparaître un deuxième aspect, celui des liens entre la stratégie et la politique. Mahan a beaucoup plus insisté sur cet aspect de la pensée jominienne que les théoriciens de l’US Army. La définition étroite de la stratégie souvent attribuée à la « culture stratégique américaine » serait donc davantage le fait de l’armée que de la marine, ce qui expliquerait en partie le rôle prédominant de celle-ci dans des années récentes et la qualification des États-Unis comme « puissance maritime ».

Bruno COLSON

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