samedi 20 avril 2024

Des guerres d’Italie aux guerres de Religion : un nouvel art militaire

Si l’on compare une carte, même sommaire, des possessions du roi de France en 1493 et une autre en 1559 (traité de Cateau-Cambrésis), on s’aperçoit d’emblée qu’elles sont presque entièrement semblables : simplement on constate l’annexion de Calais ainsi que des Trois-Evêchés — Metz, Toul et Verdun. En apparence donc, au terme de cette période de 67 ans, pendant laquelle les guerres ont sévi environ deux années sur trois, il n’y eut, du simple point de vue territorial, ni vainqueur ni vaincu : la monarchie française a en gros maintenu ses positions — preuve de sa solidité et de l’appui au total déterminé qu’elle rencontra auprès de ses fidèles sujets —, améliorant même légèrement celles-ci in extremis, tandis que ses nombreux adversaires ne furent pas en mesure d’étendre sensiblement leur domination, du moins à ses dépens. Cette sorte de match nul s’explique, fondamentalement, par un équilibre des forces armées mais aussi par le jeu conscient de la diplomatie européenne, soucieuse, dans une large mesure, au moins depuis le XVe siècle, d’empêcher quelque puissance que ce soit d’exercer une prépondérance trop marquée. Certes, le royaume de France peut bien alors être réputé la « grande monarchie » célébrée par Claude de Seyssel, d’où d’assez nombreuses coalitions qui ne cessent de se nouer contre lui, mais en même temps les Habsbourg collectionnent les titres et les territoires, apparaissant dès lors à bien des hommes d’État (le pape, le roi d’Angleterre) comme la domination menaçante, ce qui explique par contrecoup quelques rapprochements inattendus avec la France.

 

Il reste que, pendant toute cette période, les rois très chrétiens, sans doute encouragés par une partie de la noblesse, poursuivirent avec une extraordinaire obstination leur grand dessein italien, ce qui se traduisit par une alternance de conquêtes brillantes et de reculs complets, encore qu’au bout du compte, après tant d’entreprises et d’expéditions suivies d’occupations, de tout cela il ne resta pour ainsi dire rien : les ambitions transalpines se terminèrent par une faillite presque totale. De toutes ces guerres de « magnificence », il ne demeura plus que le glorieux souvenir, sans compter, bien sûr, de nombreuses traces d’influence italienne en France, dans le domaine de l’art, de la culture, de l’économie, des techniques — tout cet ensemble de manifestations que l’on désigne d’un mot : la Renaissance. Encore est-on en droit de se demander si cette influence n’aurait pas été analogue même sans les guerres d’Italie.

LE DÉROULEMENT DES OPÉRATIONS

Les guerres d’Italie

En franchissant les Alpes avec son armée, au col du Mont-Genèvre, du 29 août au 2 septembre 1494, Charles VIII avait comme ambition à la fois de se poser en arbitre de l’Italie, de conquérir le royaume de Naples aux dépens, alors, du roi Alphonse II, royaume qu’il considérait comme lui appartenant de droit en tant qu’héritier de la maison d’Anjou, et, éventuellement, de prendre la tête d’une croisade destinée à récupérer Constantinople sur les Turcs. Des indices suggèrent que, pratiquement pour la première fois pour une guerre terrestre, un futur conquérant recourut à la cartographie pour préparer une expédition militaire. Dans un traité datant de l’extrême fin du XVe siècle, Robert de Balsac, un capitaine de l’ordonnance au service, successivement, de Louis XI, de Charles VIII et de Louis XII, recommande formellement cette pratique au prince auquel il s’adresse tandis que les barons napolitains exilés qui suggérèrent à Charles VIII la conquête de leur royaume firent leur démonstration en recourant à des « cartes et à des plans au pinceau ». En 1498, voulant conquérir le duché de Milan, Louis XII se fit envoyer par Jean- Jacques Trivulce une carte de Lombardie.

Jusqu’au royaume de Naples, l’avancée française ne fut guère qu’une promenade militaire : entrée à Asti le 9 septembre, à Pise le 8 novembre, à Florence le 17 novembre, à Rome le 31 décembre. Ce n’est pas ici le lieu d’évoquer les péripéties politiques et diplomatiques qui accompagnèrent cette progression : constatons seulement que l’invasion du royaume de Naples lui-même fut acquise au prix de combats largement symboliques. À l’époque, nul n’estimait pouvoir s’opposer à la nombreuse armée française, dont l’artillerie n’était pas le moindre fleuron. Le 22 janvier 1495, Alphonse II abdique. Le 26 janvier, Ferrante est proclamé roi de Naples. Mais, dès le 12 mars, toutes les forteresses de Naples sont entre les mains des conquérants.

Cependant, déjà les adversaires de la prépondérance française étaient à l’oeuvre : le 31 mars 1495, Venise conclut avec les Rois Catholiques (Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille), le roi des Romains Maximilien de Habsbourg, Ludovic Sforza, dit le More, duc de Milan, et le pape Alexandre VI Borgia une « sainte ligue » « pour la défense de la chrétienté contre le Turc, le rétablissement de la dignité du Saint-Siège et des droits de l’Empire romain », plus la garantie réciproque des territoires des alliés. Charles VIII quitta Naples le 20 mai 1495 en laissant sur place d’assez nombreuses troupes d’occupation. Les alliés voulurent lui barrer la route du retour : ce fut, au débouché des Apennins, la rencontre de Fornoue du 6 juillet dont le roi de France, non sans mal, sortit victorieux. Le pire était évité. Mais en juin 1496, à Atella, eut lieu la capitulation, entre les mains de Gonsalve de Cordoue, des forces françaises demeurées dans le royaume de Naples. Le roi Ferrante put ainsi récupérer son royaume.

Devenu roi de France en 1498 sous le nom de Louis XII, Louis, duc d’Orléans, prétendait, en tant que petit-fils de Valentine Visconti, au duché de Milan. Il passa les Alpes en juillet 1499, recevant l’appui de toute une masse de mercenaires suisses. Le Milanais fut rapidement conquis, d’août à octobre. Mais des maladresses furent commises et Ludovic le More put bientôt rentrer triomphalement à Milan. Tout était à recommencer : il fallut une seconde campagne pour reprendre Milan et s’emparer de Ludovic à Novare, le 10 avril 1500. Dans tout cet épisode Louis de La Trémoille joua un rôle essentiel.

Le 11 novembre 1500, Louis XII traita secrètement avec Ferdinand d’Aragon pour le partage du royaume de Naples : le premier aurait la couronne, la terre de Labour et les Abruzzes, le second la Pouille et la Calabre. Le pape Borgia approuva en apparence ce partage. Mais la guerre ne tarda pas à intervenir entre les deux complices. En dépit des exploits de Pierre Terrail, seigneur de Bayard, d’Yves d’Alègre, de Jacques de Chabannes, seigneur de La Palice, en dépit de l’appui que pouvait procurer Gênes, passée sous domination française en 1499, les troupes de Louis XII furent battues à Cérignoles et sur le Garigliano et durent capituler à Gaète (1erjanvier 1504). En mars 1504, Louis XII conclut avec Ferdinand une trêve de trois ans : c’en était pratiquement fini du rêve napolitain.

En 1507, Louis XII vint en personne réprimer la révolte de Gênes : haut fait que des poèmes ne manquèrent pas de célébrer.

Deux ans plus tard, contre les Vénitiens, en proie à l’hostilité générale, dont celle du pape Jules II, les troupes du roi de France furent victorieuses à Agnadel (27 avril 1509). Mais le pape se réconcilia aussitôt avec Venise (1510), et pour chasser les « barbares », « libérer l’Italie des mains des Français », il constitua derechef une « sainte ligue ». Louis XII trouva un capitaine ardent et inspiré en la personne du jeune Gaston de Foix. Celui-ci, adepte d’une guerre de mouvement, se jeta dans Bologne, prit Brescia, puis, le jour de Pâques 1512 (11 avril), à Ronco, près de Ravenne, remporta la victoire, où il fut mortellement blessé. Après lui, tout alla de mal en pis. Mathias Schiner, cardinal de Sion, adversaire acharné de la politique française, fit descendre en Italie 18 000 Suisses, qui vinrent renforcer Venise, le pape, les Espagnols et les Napolitains. Il fallut aux Français reculer sur Crémone puis sur Pavie, enfin repasser les Alpes en juin : le Milanais était totalement perdu.

Il est vrai qu’en mai 1513 une nouvelle armée française déboucha en Italie : mais les Suisses accoururent là encore à la rescousse, qui l’emportèrent à Novare sur les lansquenets de Louis de La Trémoille, le 6 juin. Parallèlement, Henri VIII, roi d’Angleterre, joignit ses troupes à celles de Maximilien pour envahir la frontière nord du royaume de France : bataille de Guinegatte du 16 août, dite journée des Éperons en raison de la fuite éperdue, au galop, de la gendarmerie française, et prise de Thérouanne le 23 août. Au même moment, une grosse armée suisse pénétra en Bourgogne et fit le siège de Dijon (7 septembre) : La Trémoille dut traiter, dans des conditions humiliantes, qui ne furent pas ratifiées par Louis XII — d’où sa brouille persistante avec les Cantons.

François Ier, qui succéda à Louis XII le 1erjanvier 1515, avait une obsession récupérer le Milanais. À cette fin, il rassembla à Lyon une forte armée. Dans des conditions extrêmement difficiles, les canons de Jacques Galiot de Genouillac, grand maître de l’artillerie, durent franchir les Alpes au Mont-Genèvre. Dans la plaine de Marignan, les 13 et 14 septembre 1515, eut lieu une longue et éprouvante bataille au cours de laquelle l’artillerie française joua un rôle déterminant face aux bataillons compacts des Confédérés. Autre élément décisif : l’arrivée de l’infanterie vénitienne de Barthélemy d’Alviano, le second jour, alors qu’une attaque suisse menaçait l’un des corps français. Les sources s’accordent à reconnaître l’indomptable énergie de François 1er lui-même : sa mère, Louise de Savoie, avait quelque raison de saluer le « nouveau César, subjugateur des Helvétiens ». Les Français entrèrent dans Milan, Maximilien Sforza s’étant rendu au vainqueur. Avec les Cantons suisses, le roi de France signa la paix perpétuelle de Fribourg du 29 novembre 1516 qui, somme toute, lui réservait durablement le plus important des marchés d’hommes à travers l’Europe. 

Valois et Habsbourg

La succession des héritages qui, de 1506 à 1519, donne à Charles de Habsbourg les Pays-Bas, l’Espagne et son empire d’outre-mer, le royaume de Naples et la Sicile, la Bohême et l’Autriche et que vient compléter en 1519 son élection à l’Empire sous le nom de Charles Quint, bouleverse la position de la France, qui, désormais, bien des fois, va se trouver sur la défensive, d’autant que le Milanais de Charles Quint s’appelle la Bourgogne, fief de son ancêtre Charles le Téméraire. On s’étonne du même coup que non moins régulièrement François Ier et même Henri II, au risque de dégarnir dramatiquement leur royaume, aient relancé tant d’expéditions en Italie opérations de diversion, ou bien plutôt sentiment que, de toute façon, la France est une terre trop compacte, trop vaste, trop peuplée pour redouter autre chose que des opérations aux frontières ? Il est de fait qu’à plusieurs reprises Paris se trouva apparemment en première ligne : et pourtant jamais l’ennemi n’osa l’attaquer. Sans doute faut-il tenir compte du réseau des villes fermées que tout envahisseur jugeait ne pou- voir être franchi impunément. Plus encore qu’au XVe, les campagnes militaires du XVIe siècle se déroulent prudemment (du moins en deçà des Alpes), de place en place. D’autre part, les armées se heurtent constamment au problème du financement et du ravitaillement : deux réalités contraignantes qui empêchent un chef victorieux de poursuivre trop longtemps ses avantages. D’où l’intérêt et l’efficacité de mesures comme celle prise en 1543 par François Ier prescrivant que chaque année les gouverneurs des provinces frontières devront faire dresser l’état des grains récoltés sur une zone de 10 lieues de large en deçà de la frontière, en laissant aux habitants de quoi subvenir à leur nourriture et aux semailles de l’année suivante et en faisant transporter le surplus dans les places fortes. Au plus fort de la guerre de Cent ans, tout pays, même situé au cœur du royaume, était réputé pays de frontière, quantité de forteresses de l’intérieur étaient dites « clés de pays » : à partir de la seconde moitié du XVe siècle et plus encore au XVIe la guerre en France se trouve reportée à la périphérie, même s’il s’agit toujours d’une périphérie large et extensible. Dès lors, tandis que pendant la guerre de Cent ans c’est la guerre et ses dévastations qui, dans une très large mesure, expliquent et déterminent l’état démographique et économique d’une région donnée, au XVIe — du moins jusqu’aux guerres de Religion — la guerre comme variable de la vie économique n’occupe plus qu’une place subalterne.

En 1521-1522, François I’ perd définitivement Tournai, Robert de La Marck, seigneur de Fleurange, échoue à prendre le Luxembourg, tandis qu’en Italie Odet de Foix, seigneur de Lautrec, battu à La Bicoque, près de Monza (27 avril 1522), doit abandonner le Milanais.

La défaite de La Bicoque ne découragea pas François Ier une nouvelle armée fut mise sur pied en 1523, confiée à l’amiral Guillaume Gouffier, seigneur de Bonnivet. Celui-ci entendit mener une guerre prudente. Mais le connétable Charles de Bour- bon, par jalousie de grand féodal, passa du côté de Charles Quint. Pendant que le gros de ses troupes se battait en Italie, François Ier, installé à Lyon, dut résister à une triple invasion : anglaise (vers Roye), allemande (en Champagne), espagnole (près de Fontarabie). La stratégie pusillanime de Bonnivet ne fut pas un succès. Ce fut en tentant de contenir l’ennemi que Bayard, le « chevalier sans peur et sans reproche », modèle du combattant de profession au service du roi et du capitaine pratiquant la « bonne guerre », selon les critères moraux du temps, fut mortellement blessé, à La Sesia, le 25 avril 1524.

L’année 1524 fut celle de tous les contrastes : Bourbon envahit la Provence, fit le siège de Marseille, où il usa ses forces. La Trémoille put alors rentrer dans Milan, le 26 octobre, puis s’arrêta au siège de Pavie, qui débuta en présence du roi le 24 novembre. Tout le monde s’attendait à une victoire française, mais l’armée impériale vint débloquer la place, le 24 février 1525, jour de la Saint-Mathias, vingt- cinquième anniversaire de la naissance de Charles Quint. Les Français étaient enfermés dans un « parc » : les Impériaux y firent trois brèches, l’artillerie les repoussa, mais ni la gendarmerie ni les Suisses ne furent à la hauteur. François I’, courant péril de mort, dut se rendre.

Aussitôt délivré de sa captivité (17 mars 1526), le roi s’empressa d’annuler le désastreux traité qu’il avait signé à Madrid le 13 janvier précédent. En 1527, Lautrec entra en Italie, prit Alexandrie et Pavie, descendit jusqu’à Naples qu’il commença à investir, le 1er mai 1528 : mais la peste se répandit dans son armée. Lui-même mourut le 15 août. Un an plus tard, ce fut le traité de Cambrai, dit paix des Dames (Louise de Savoie, Marguerite d’Autriche) : François Ier gardait la Bourgogne mais abandonnait définitivement sa suzeraineté sur la Flandre et l’Artois et renonçait — une nouvelle fois — à l’Italie.

Après sept ans d’interruption, le conflit reprend en 1536. Les Français conquièrent la Savoie et le Piémont, la Provence est efficacement défendue contre Charles Quint. En 1537, différentes places de la frontière nord furent disputées entre les Français et les Impériaux, mais il y eut une nouvelle campagne de Piémont, suivie, en 1538, par l’entrevue d’Aigues-Mortes qui marqua la réconciliation temporaire des deux rivaux (trêve de dix ans qui laissait la France en Savoie et en Piémont).

La guerre reprit en fait dès le 12 juillet 1542, à l’initiative de François Ier. Celui-ci crut bon de disperser ses efforts vers les Pyrénées, vers les Alpes, vers les Pays-Bas. La grande affaire fut l’armée du Roussillon, sous le dauphin et le maréchal d’Annebaut, qui vint assiéger Perpignan et échoua au bout de quarante jours, l’automne venant. En 1543, ce fut au tour de Charles Quint de ne pouvoir prendre une place en l’occurrence Landrecies.

La brillante victoire de Cérisoles, près de Turin (13-14 avril 1544), ne fut qu’une diversion, qui n’empêcha pas le nord et l’est de la France d’être menacés par Charles Quint, toujours soucieux de reprendre la Bourgogne et les villes de la Somme, et par Henri VIII, qui avait pour la circonstance redonné vie aux vieilles prétentions anglaises sur la couronne de France. Celui-ci s’empara de Montreuil et de Boulogne ; celui-là, s’avançant puissamment à travers la Champagne, prit Saint- Dizier, Epernay et Château-Thierry, tandis que François dans l’expectative, massait ses forces au camp de Jalons, à l’ouest de Châlons-sur-Marne. Mais des difficultés pécuniaires et autres amenèrent l’empereur à traiter à Crépy-en-Laonnois, les 15-16 septembre. Quant à Henri VIII, il fit la paix à Ardres le 7 juin 1546 François Ier fut contraint de payer 800 000 écus la restitution de Boulogne par le roi d’Angleterre.

En 1547, François Ier mourut, laissant la place à Henri II. Ce fut seulement en 1552 que, proclamé par des princes d’Empire « protecteur des libertés germaniques », le nouveau roi prit l’initiative de la rupture : ce fut alors le « voyage d’Allemagne », jusqu’au Rhin, qui lui valut, sans peine aucune, les évêchés de Metz, Toul et Verdun. En vain Charles Quint tenta-t-il, entre octobre 1552 et janvier 1553, de reprendre Metz, efficacement défendu par François de Guise.

Le connétable de Montmorency, toujours pusillanime, mena en 1553 et 1554 une campagne assez médiocre, quoique avec de gros effectifs, aux frontières septentrionales du royaume. À plusieurs reprises, on put croire à une grande bataille rangée, qui finalement n’eut pas lieu… Les opérations militaires languirent en 1555. Il faut malgré tout signaler le fameux siège de Sienne, où s’illustra Blaise de Monluc. Charles Quint, vieilli et découragé, abdiqua de tous ses titres, ne gardant que la couronne impériale (25 octobre 1555 – 16 janvier 1556). La trêve de Vaucelles, conclue le 5 février 1556, était avantageuse pour Henri II qui gardait les Trois-Evêchés et conservait ses conquêtes du Piémont. Elle était prévue pour cinq ans. Mais Henri II la rompit dès le 31 janvier 1557 (déclaration de guerre à Philippe II, roi d’Espagne, fils de Charles Quint). Philippe II réunit une forte armée d’Espagnols, de Flamands, de Wallons, d’Anglais, de mercenaires allemands et hongrois, qu’il confia à Emmanuel-Philibert de Savoie que l’annexion française avait privé de ses États. Sur le chemin de l’invasion, Gaspard de Coligny, neveu de Montmorency, s’était enfermé dans Saint-Quentin avec un millier d’hommes. Son oncle chercha à le débloquer. Emmanuel-Philibert l’attaqua et fut pleinement victorieux (bataille de Saint-Quentin, le jour de la Saint-Laurent, 10 août 1557). La même année, François de Guise avait, à l’appel du pape Paul IV, conduit une expédition jusqu’à Naples, pour contrecarrer la prépondérance espagnole dans la Péninsule. Les hésitations des vainqueurs de Saint- Quentin sauvèrent la France. Henri II opéra une diversion heureuse en s’emparant de Calais (6 janvier 1558) puis de Guines (8 janvier). De même Thionville fut pris en mai 1558. De tous ces épisodes, qui compensaient la défaite de Saint-Quentin, le maître d’œuvre fut François de Guise.

Les deux protagonistes étaient financièrement à bout, des problèmes politiques se posaient à Philippe II, des tâches urgentes attendaient Henri II (au premier rang desquelles la lutte contre l’hérésie protestante). La paix fut signée à Cateau-Cambrésis le 3 avril 1559 : Henri II recouvrait les places de la Somme récemment perdues, renonçait au Milanais, obtenait la possibilité d’acquérir Calais pour une somme de 500 000 écus, rendait ses États à Emmanuel-Philibert mais gardait en gage des citadelles au-delà des Alpes : Turin, Chieri, Pignerol et d’autres. « Tant le mirage italien continuait à éblouir, malgré tout, les yeux des Valois ! » (Henri Hauser). Quant au connétable de Montmorency, fait prisonnier à Saint-Quentin, il était libéré contre une rançon de 200 000 écus : encore à cette date, la vieille pratique des rançons, fondamentale pour comprendre la guerre médiévale, était loin d’avoir disparu, du moins au niveau des chefs, des capitaines, voire des simples gentilshommes. Quant aux combattants ordinaires, et spécialement les gens de pied, une fois capturés, ils étaient bien souvent renvoyés dans leurs foyers, parfois avec l’engagement de ne plus servir dans les armées ennemies pendant quelques mois ou moyennant une rançon insignifiante, de l’ordre d’un mois ou deux de solde

TYPES D’ARMÉES 

A partir, essentiellement, de la fin du XVe siècle, se sont conservés toute une série de documents officiels, faisant d’ailleurs souvent l’objet d’un effort de diffusion auprès de l’opinion publique (bulletins imprimés) qui permettent d’avoir une idée précise — quoique souvent un peu optimiste, car il s’agit de rassurer les sujets du roi et d’impressionner par avance l’adversaire — de la composition et de l’importance des armées mises sur pied par les souverains : preuve que la monarchie est désormais en mesure de savoir avec suffisamment d’exactitude les forces dont elle entend disposer pour une opération donnée. Donnons quelques exemples de ces aperçus synthétiques, ce qui nous permettra de dégager les évolutions.

1 / L’état de la répartition des troupes que Charles VIII ramène en France et des troupes qu’il laisse dans le royaume de Naples, établi à la date du 29 mai 1495, montre qu’il emmenait avec lui 24 compagnies d’ordonnance, représentant 970 lances, les 200 gentilshommes de l’hôtel, plus les « pensionnaires » (des volontaires nobles qui servaient autour de la personne du roi), 3 500 Suisses et Allemands de Gueldre (somme toute des lansquenets avant la lettre), 8 compagnies de gens de pied français, et 32 pièces d’artillerie légère (canons serpentins, grosses couleuvrines et faucons : plus question de bombardes) : bref 5 200 cavaliers et 5 700 gens de pied environ. Demeurent sur place 782 lances fournies (en 16 compagnies), 500 hommes d’armes napolitains, 1 200 mortes-payes, 1 500 Suisses et autres gens de pied, plus 900 hommes installés dans les garnisons de Toscane, à Pise, Livourne, Pietra Santa, Sarzanne et Sarzanella. En tout quelque 20 000 combattants, moitié à pied, moitié à cheval.

2 / En 1523, François Ier, on l’a vu, eut l’intention de passer les monts pour reconquérir le Milanais. Son armée était censée compter 1 350 lances françaises en 17 compagnies, 430 hommes d’armes italiens, 6 000 « aventuriers » français, 10 000 archers français, I0.000 lansquenets et 10 000 Suisses. Un effectif de 1 700 hommes était prévu pour garder l’artillerie. Incontestablement, le résultat des premières guerres d’Italie a été de renforcer sensiblement le rôle de l’infanterie. Notons qu’à cette date les arcs sont toujours réputés une arme efficace. Mais la situation de la France ne permet pas de la laisser sans défense : il est prévu à cette fin 2.330 lances fournies, dont 780 sans affectation ou pour couvrir la frontière du Nord, 100 en haute Bourgogne, 150 en Languedoc, 500 en Guyenne, 150 en Bretagne, 300 en Normandie, 300 en Champagne. A cette date, François 1er, surestimant sans doute ses ressources financières, prétendait ainsi solder près de 50 000 combattants.

3 / En 1536, pour la conquête de la Savoie et du Piémont, sous l’amiral de France Philippe Chabot, comte de Buzançais, on parle de 810 lances en 11 compagnies, de 1 000 chevau-légers sous Claude d’Annebaut, de 12 000 « légionnaires » (on reviendra sur cette institution), en provenance de Picardie, de Normandie, de Champagne, de Dauphiné et du Languedoc, de 4 000 « soldats » français non légionnaires, de 6 000 lansquenets, de 2 000 gens de pied italiens, et de 800 pionniers et 40 canonniers (sans doute pour 40 pièces). En tout quelque 28 000 combattants. Là encore, prépondérance de l’infanterie. Il n’est plus fait mention d’archers à pied. En revanche, un type de combattant fait son apparition : les chevau-légers.

4 / En 1544, au camp de Jalons, François 1er aurait été en mesure de réunir près de 50 000 hommes. Naturellement la maison du roi figure tout entière : « gentilshommes de la Maison », « archers de la garde ». Même, en ce moment critique, les « arrière-bans » sont présents, à cheval mais aussi à pied, à l’arrière-garde, avec les légionnaires. Des arquebusiers à cheval et à pied sont signalés. Les gens de pied, d’une manière générale, sont prépondérants, dans une proportion de 4 contre 1 : d’origine française, italienne, suisse (y compris les Grisons) et allemande.

5 / En 1552, pour le « voyage d’Allemagne », l’on possède une relation circonstanciée — et en gros fiable — de François de Rabutin.

Il évoque d’abord un « bataillon » de 15 000 à 16 000 fantassins (le mot n’est pas d’époque, mais le terme d’infanterie, ou de « fanterie », est attesté dès le temps de Charles le Téméraire), réunissant les « vieilles enseignes soudoyées et entretenues » à partir du règne de François Ier, « ès guerres de Piémont, Champagne et Boulogne » (les vieilles bandes, comme on dit aussi), plus « aucuns braves soldats et jeunes gentilshommes de maison, lesquels y étaient pour leur plaisir et sans solde du roi » : témoignage intéressant sur la mentalité nobiliaire, attirée désormais par le service à pied, aux côtés de troupes déjà prestigieuses. Parmi ces gens de pied, les deux tiers sont armés de « corselets » et de « bourguignottes à bavière » (casques), avec brassards, gantelets et même tassettes pour protéger les cuisses, jusqu’aux genoux ; ils sont pourvus d’une longue pique, et, la plupart, de pistolets à la ceinture (cette innovation allemande des années 1525-1530) ; le dernier tiers est composé d’arquebusiers (les descendants des couleuvriniers à main du milieu du XVe siècle, des « hacquebutiers » du début du XVIe), armés de jaques souples à manches de mailles, le morion sur la tête, et, sur l’épaule, l’arquebuse ou « escopette », luisante, polie et légère. Deuxième corps : un « bataillon » de 10 000 à 12 000 fantassins originaires — solidarité linguistique oblige — de la France d’oc : Gascons, Armagnacs, Biscayens, Béarnais, Basques, Périgourdins, Provençaux et Auvergnats ; 8 000 à 9 000 sont munis de piques, de corselets ou de halecrets (armures de torse légères), 2 à 3 000 sont des arquebusiers. Troisième corps : 7 000 à 8 000 lansquenets allemands, sous leur colonel, Jean- Philippe de Salm, dit le « comte rhingrave » : là aussi des piquiers et des arquebusiers. Bref un total de 32 000 à 36 000 gens de pied.

Vient ensuite la cavalerie. Ce sont d’abord de 1.000 à 1.100 hommes d’armes des ordonnances, avec leur suite d’« archers ». Les hommes d’armes montés sur leurs gros roncins, ou sur des coursiers, en provenance du royaume même, de Turquie ou d’Espagne. Leurs montures sont « bardées et caparaçonnées de bardes et lames d’acier légères et riches » ou de « mailles fortes et déliées » : contre les armes à feu, on en était revenu — de façon sans doute assez illusoire — à la protection systématique des chevaux, plus ou moins abandonnée pendant la guerre de Cent ans. Détail significatif : les bardes étaient peintes aux couleurs des capitaines des compagnies. Les hommes d’armes sont armés des pieds à la tête, pourvus de « hautes pièces » et de « plastrons ». Leurs armes offensives sont traditionnelles : la lance, l’épée, l’« estoc », le coutelas ou la masse. Quant aux « archers », armés à la légère, ils ne se servent plus d’arcs, mais sont pourvus de demi-lances et ont le pistolet à l’arçon de la selle, plus l’épée et le coutelas. Ils sont montés sur des chevaux « de légère taille, bien remuants et voltigeants ». Bref, ils constituent une cavalerie légère, que l’on peut rapprocher des 2 000 chevau-légers, armés de corselets, brassards et bourguignottes, et pourvus de demi-lances, de pistolets et de coutelas, d’épieux « gueldrois », montés sur des chevaux « doubles courtauds » ou sur des chevaux de « légère taille et vite ». Annonçant les dragons de l’âge postérieur, de 1 200 à 1 500 arquebusiers à cheval mettent nécessairement pied à terre pour tirer : jaques à manches de mailles ou cuirassines, bourguignotte ou morion, plus l’arquebuse de trois pieds de long à l’arçon de la selle. Rabutin parle encore de 300 à 400 Anglais, « partis de leur pays à la conduite d’un milord », montés sur de petits chevaux rapides, « vêtus de jupons courts avec le bonnet rouge à leur mode » et armés d’une demi-pique : pas question d’arc, ce qui montre que, même outre-Manche, l’arme était considérée comme désuète. Enfin, sous jean d’Estrée, « grand maître et général de l’artillerie », « sage et prudent seigneur », 16 grosses pièces, canons et doubles canons, six grandes et longues couleuvrines, six couleuvrines bâtardes, six moyennes, deux paires d’orgues, « étrange et nouvelle façon d’artillerie ». « Faisant tout cela tel et si merveilleux tonnerre qu’il semblait que le ciel et la terre voulussent recommencer la guerre entre eux ou que tout dût reprendre la première forme d’un chaos. » Des sources complémentaires signalent encore — Rabutin n’en parle pas, peut-être parce qu’il considère leur présence comme allant de soi — les 200 gentilshommes et les 400 archers de la maison du roi.

6 / Le même François de Rabutin nous a laissé l’évocation détaillée de la « montre générale du camp et armée du roi » Henri II qui se déroula à Pierrepont, en Picardie, le 8 août 1558. Cette description présente le double intérêt de faire voir comment, un an après la sanglante défaite de Saint-Quentin, la monarchie française, compte tenu de ses ressources en hommes et en argent, était de nouveau en mesure de rassembler des forces considérables — ce qui, naturellement, doit nous amener à relativiser les revers —, et de souligner l’importance symbolique mais aussi pratique de la revue, qui n’était pas seulement une inspection des armes et des effectifs mais une présentation concertée de l’armée en ordre de bataille, une sorte de répétition générale de la bataille rangée.

Les hommes se mirent en place dès 6-7 heures du matin et ne retournèrent « en leurs quartiers » qu’à 4 ou 5 heures du soir. Pendant plus de dix heures ils restèrent ainsi « chargés d’armes », « mal repus », « altérés » par la chaleur et la poussière. Tels sont, dit Rabutin, « les exercices ordinaires que pauvres soldats sont coutumiers d’avoir ».

L’armée se disposa en demi-cercle ou en croissant, la corne gauche étant constituée par l’avant-garde, la corne droite par l’arrière-garde, tandis que le centre du croissant était occupé par la « bataille ». Encore à cette date, la vieille répartition médiévale n’avait rien perdu de sa vigueur. Elle s’imposait aux cerveaux des chefs. En gros, de façon savamment alternée, nous retrouvons les mêmes corps qu’en 1552 : enseignes d’infanterie française, « régiments » d’infanterie allemande, sous leurs colonels, quelques Suisses, une abondante « cavalerie légère », les hommes d’armes de la gendarmerie. Signalons les enseignes de « vastadours » et de pionniers accompagnant les 53 pièces d’artillerie. En avant des canons se trouvaient quatre compagnies d’ « enfants perdus ». Mais la grande nouveauté est la présence d’un certain nombre de « cornettes » de reîtres (de l’allemand Reiter) — des cavaliers munis de pistolets.

Trois heures de suite, le roi parcourut le camp, unité par unité. Il y prit « un singulier plaisir et contentement, voyant tant de princes, grands seigneurs, capitaines, gentilshommes, et généralement tant d’hommes là assemblés, se présentant pour sacrifier leurs vies pour son service et pour soutenir sa querelle ». « La plus belle et grande armée de cavalerie et d’infanterie que jamais eût roi de France », dit Monluc, répartie sur quelque 6 km, pour un effectif tournant autour de 40 000 hommes.

 

L’ART MILITAIRE, LES ARMES

L’ordre profond

Tout se passe comme si au Moyen Age, sauf exceptions (Azincourt, à cause de la presse), la ligne de bataille des cavaliers était mince : un, deux, trois rangs de profondeur au maximum, ce qui donnait couramment, en dépit de la médiocrité des effectifs, des fronts de 1.000 à 2.000 m. En 1463, Jean Rodant, canonnier et portier du château de L’Ecluse, formé à l’école de François de Surienne, dit l’Aragonais (ce dernier ayant été l’un des meilleurs capitaines « anglais » de la dernière partie de la guerre de Cent ans), donne le conseil suivant à Philippe le Bon au sujet d’un corps expéditionnaire destiné à la croisade contre la Turquie : « Pour mettre vos 6 000 combattants en bataille, il faut compter 3 000 pas d’homme, c’est à entendre à chaque pas deux hommes » : en l’occurrence une seule ligne de combattants, à raison de deux par mètre.

Cependant, dès le Moyen Age, il est probable que les gens de pied (ainsi les piquiers flamands) aient été disposés de façon moins étirée. Malgré tout, le grand changement, qui s’introduit lors des guerres entre Charles le Téméraire et les Suisses, consiste en ce que ces derniers adoptèrent systématiquement une forme géométrique — en gros carrée — pour leurs « bataillons » ; 7 000, 8 000, 10 000 hommes purent ainsi constituer un seul corps, une seule phalange, hérissée de piques, les enseignes flottant au milieu, qui se déplaçaient en masse, pesamment. Or, à partir, semble-t-il, du début du XVIe siècle, en raison de sa prépondérance numérique et de son rôle stratégique, ce fut l’infanterie des piquiers qui forma l’ossature de l’ordre de bataille : la cavalerie dut s’y adapter. Au lieu de se disposer en ligne, elle eut tendance à se déplacer « en file ».

En langue française, le premier théoricien du nouvel art militaire fut Philippe de Clèves, seigneur de Ravenstein (1456-1528), un « Bourguignon » qui servit Maximilien de Habsbourg aussi bien que Charles VIII et Louis XII. Il résume son expérience de la guerre (dernier quart du XVe siècle, premières années du XVIe) dans son Instruction de toutes manières de guerroyer tant par terre que par mer dont il existe un assez grand nombre de manuscrits et qui fut imprimée à Paris en 1558. L’œuvre elle-même a dû être rédigée en 1516. Si l’on s’attend, écrit-il, à une « besogne », à une « rencontre », bref à une bataille rangée, il conviendra de placer en avant, à gauche et à droite, l’artillerie. Elle s’arrêtera à portée de tir de l’ennemi, les pièces seront alors retournées et les chevaux désattelés. En arrière, à environ un jet d’arc (100, 150 m), le dispositif comprendra au centre une masse de gens de pied en ordre profond et serré : les premiers et les derniers rangs, ainsi que les flancs, seront réservés aux piquiers, le cœur aux hallebardiers. Cette masse de piétons sera précédée par quelques dizaines de « compagnons perdus ». À gauche, on disposera les gens de trait à pied, « en quatre de front tout le long de vos avant-dits piétons jusques aux derniers » : ainsi une sorte de colonne profonde et assez étroite pour que les piquiers puis- sent les soutenir, se porter à leur secours, en cas de choc de l’adversaire. A droite, parallèlement à la masse des gens de pied, sur une largeur de 20 chevaux seulement, les « chevaucheurs » : hommes d’armes en tête, puis coutiliers et demi-lances, enfin deux rangs d’hommes d’armes, pour fermer la marche. Quant aux gens de trait à cheval, ils seront placés derrière l’artillerie.

Si les effectifs le permettent, il y aura à gauche et à droite du corps de bataille principal une « avant-garde » et une « arrière-garde », mais ayant la même disposition que le corps de bataille et destinées à être engagées simultanément.

Philippe de Clèves ne manque pas de remarquer que la pratique moderne est différente de l’usage ancien, où l’ordre mince était de rigueur : les gens de cheval « sengles », c’est-à-dire sur un seul rang, les gens de pied « de trois à quatre d’épais » seulement. Autrefois, poursuit-il, les combats voyaient l’engagement successif de l’avant-garde, puis de la bataille centrale, enfin de l’arrière-garde, d’où des rencontres qui duraient trois ou quatre heures, parfois une demi-journée. Aujourd’hui tout se règle beaucoup plus rapidement. C’est pourquoi il est inutile de respecter ce précepte de l’art militaire, classique au moins depuis Végèce : avoir l’avantage du soleil et du vent. A cause de la brièveté des batailles, peu importe désormais d’avoir le soleil dans l’œil, ou d’être face au vent. De même Végèce recommandait d’avoir pour soi la pente du terrain, de dominer l’ennemi, même de peu. Or Philippe de Clèves préconise le choix inverse et estime préférable d’avoir le « pied montant » que le « pied pendant », et cela « pour l’amour de l’artillerie car jamais artillerie qui tire de haut en bas ne fait tant de meurtre aux ennemis que celle qui vient de bas en haut ».

Même lorsqu’il ne se montre pas aussi novateur, le seigneur de Ravenstein cherche à favoriser à tout prix l’ordre et la discipline : ainsi, conformément à la tradition médiévale, il admet que l’un des buts essentiels de la guerre, pour les combattants, soit de faire du butin. Mais il insiste sur le fait que la recherche du butin ne doit jamais mettre en péril la cohésion des troupes : aussi, avec plus de force qu’on ne l’avait fait avant lui, prescrit-il, au cours d’une opération donnée, la mise en commun scrupuleuse de tout le butin qui sera ensuite rassemblé et dont le profit sera réparti, conformément au rang de chacun, sous la responsabilité du seul « maréchal de l’ost » et sous le contrôle des capitaines de compagnie.

Artillerie

De la fin du XVe au milieu du XVIe siècle, l’artillerie connaît un accroissement régulier, d’autant plus impressionnant que déjà vers 1500 c’était une arme importante, absorbant entre 6 et 8 % des dépenses militaires. Datant du début de 1544, une estimation des ressources entreposées dans quinze places couvrant la frontière nord de la France parle de 279 pièces (canons, couleuvrines et faucons), plus 733 « hacquebutes » à croc : le poids-métal de toute cette artillerie pouvait correspondre à 300 t actuelles. Elle disposait de 25 000 boulets de fer et de près de 200 000 livres de poudre. Or, les responsables militaires estiment que, face à la menace conjointe de Charles Quint et de Henri VIII, cette dotation est largement insuffisante : ils demandent donc 170 autres pièces, plus 10 mousquets — une quasi-nouveauté, à l’époque, en France — et 842 hacquebutes à croc : disons 140 de nos tonnes. Pour ces nouvelles pièces, 24 000 boulets sont prévus, et 312 000 livres de poudre.

Plus encore qu’au XVe siècle, l’une des principales préoccupations était la recherche du salpêtre. En 1538, en même temps qu’il levait sur les villes une taxe pour la solde de l’infanterie, François Ier leur intima l’ordre d’une part d’entretenir un certain nombre de salpêtriers (2, 3, 4 par localité), d’autre part de rassembler une certaine quantité de salpêtre, devant être ensuite livrée aux trois trésoriers des salpêtres. C’est ainsi qu’en deux ans Paris devait se procurer 80.000 livres ; Angers, 10 000 ; Dijon, 10 000 ; Reims, 12 000 ; Rouen, 50 000 ; Toulouse, 40 000 ; Lyon, 25 000; La Rochelle, 36 000; Albi, 8 000 ; Alençon, 4 000 ; Nîmes, 8 000 ; Riom, 6 000. Une nouvelle étape fut franchie en 1544. Cette fois l’imposition totale s’élevait pour deux ans à 803 700 livres. Ce qui devait permettre la confection de 250 000 kg de poudre par an. Parallèlement, le nombre des salpêtriers du roi, libres d’impôts, était porté à 300, chacun d’eux devant recevoir du maître général de l’artillerie de France une commission qui lui indiquerait les quantités exigées. Ce salpêtre serait acheté au taux de 9 livres tournois les 100 livres ; une fois raffiné et mis en caque, il devait être transporté dans l’un des quatorze greniers existant dans quatorze villes. Une somme de 36.000 livres tournois était prévue chaque année pour l’achat du salpêtre. Ce qui revenait à confier à chaque salpêtrier le ramassage et l’affinage d’une quantité comprise entre 1 000 et 1 500 livres.

Le salpêtre : denrée éminemment stratégique. Des mesures furent prises pour interdire son exportation hors du royaume et même pour prohiber sa détention et son commerce par des particuliers. Les sujets du roi devaient obligatoirement le livrer contre paiement aux greniers d’État.

Il était parfois difficile de se procurer rapidement le charbon de bois nécessaire en 1525, à cette fin, des « commissions à abattre des bois de saule » furent délivrées aux canonniers ordinaires de l’artillerie. Dans l’une d’elles, il est mentionné la volonté du conseil du roi, présidé par la régente Louise de Savoie (nous sommes après Pavie), de procéder à la fabrication de 300 000 livres de poudre, à raison d’un tiers à Paris, un tiers à Lyon et un tiers à Tours. D’où la nécessité de disposer rapidement de quantité de bois « bons à faire charbon » : aussi le canonnier en question reçoit-il plein pouvoir pour abattre en Touraine les arbres les meilleurs, moyennant une juste compensation financière au bénéfice des propriétaires.

Pour le soufre, venu essentiellement d’Italie, pas de problème particulier, en apparence. Il est significatif que, face aux nombreuses mentions de salpêtre contenues dans les actes de François Ier le soufre doive se contenter d’une seule : l’achat par le roi en 1518 auprès de Bernard Fortia, marchand de Tours, d’origine italienne ou espagnole, d’une grosse quantité de soufre pour une somme de 3 075 écus d’or.

Les boulets de fer étaient fabriqués assez aisément dans les nombreuses forges qui existaient à l’époque à travers la campagne française. En 1525, le conseil royal décida de commander de toute urgence 30.000 boulets de fer « pour servir à l’exécution d’une bande d’artillerie ». Aussi un commissaire fut-il dépêché pour se rendre dans les forges de Bourgogne. Le prix offert par l’Etat devait être raisonnable, la marchandise franche de tout péage, les chevaux pouvaient être réquisitionnés pour le transport. Quant aux ouvriers, il leur fallait obtempérer : « Et contraignez les maîtres des dites forges, forgeurs ouvriers d’icelles, à vous aider et faire fondre les dits boulets incontinent. »

De grands seigneurs, des villes, pouvaient mettre à la disposition du roi leurs canons. Mais la plupart des pièces, au XVIe siècle, appartiennent en propre à la monarchie, qui charge de les fondre (le métal étant fait d’un alliage de cuivre et d’étain, tandis que les pièces de fer forgé disparaissent et que celles de fer fondu sont exceptionnelles) ses « canonniers et fondeurs ». Il s’agissait de spécialistes d’une rare compétence : citons les noms de Marin Bouin, de Guérin Maugué (d’une famille rat- tachée à l’artillerie du roi pendant un siècle), d’Etienne Tanneguy qui, en 1533-1534 fut responsable à lui seul de la fonte d’une centaine de pièces ayant englouti au moins 132 500 livres de cuivre.

Un dernier indice de la croissance de l’artillerie : une liste de 1469, qui paraît presque exhaustive, énumère 40 canonniers ordinaires du roi. En 1491, ils dépassent déjà largement la centaine. Mais en 1541, on n’en compte pas moins de 275.

Cavalerie

A travers la première moitié du XVIe siècle, la gendarmerie de l’ordonnance conserva sensiblement l’organisation qui était la sienne vers 1500. En 1534, toutefois, le nombre des archers fut réduit à 150 pour 100 hommes d’armes. Dix ans plus tard, selon Blaise de Monluc, on comptait 100 archers pour 100 hommes d’armes. L’ordonnance de 1549 rétablit le rapport traditionnel de deux « archers » pour un homme d’armes, mais, à cette époque, les « archers », on l’a vu, jouent en fait le rôle d’une cavalerie légère. La même ordonnance de 1549 fixe l’âge minimum du recrutement à 19-20 ans pour un homme d’armes, à 17-18 ans pour un archer. Il était rappelé qu’archers et hommes d’armes devaient être d’origine noble. Pendant longtemps, les gages demeurèrent stables : 180 livres tournois pour un homme d’armes, 90 pour un archer. Puis il fallut tenir compte de l’inflation : en 1549, la solde mensuelle fut portée respectivement à 400 et 200 livres tournois. A cette fin, un impôt supplémentaire fut décidé : le taillon. Les effectifs tournaient autour de 3 000-3 500 lances. En 1559, après la paix de Cateau-Cambrésis, ils furent ramenés de 3 520 à 2 400 lances, le nombre des compagnies étant alors de 60-70.

Même stabilité auprès de la cavalerie de la maison du roi. Sous François Ier, les 200 gentilshommes de l’hôtel touchent 20 écus par mois. Troupe prestigieuse, composée, censément, « de gens expérimentés qui ont bien servi ès bandes ». En temps de guerre les rejoignaient, sans solde, de jeunes gentilshommes sans emploi désireux de se faire remarquer, ce qui portait l’effectif jusqu’à 1 500 hommes. En 1545, nous savons qu’il y avait quatre compagnies d’archers français. Quant aux archers dits Ecossais, les uns sont dits « archers du corps », les autres « archers de la garde » : en leur sein, le nombre des Français n’est pas négligeable, jusqu’à atteindre la moitié de l’effectif.

Dès la seconde moitié du XVe siècle, figurent quelques troupes de cavalerie légère : ce sont les genétaires, d’origine italienne ou espagnole, employés par Louis XI en Champagne et ailleurs. Lors des premières guerres d’Italie, les Français se heurtèrent (ainsi à Fornoue) aux stradiots, ou estradiots, originaires des Balkans, dont les armes étaient l’ « estradiote » (un épieu) mais aussi le cimeterre et le couteau. Commynes les compare aux genétaires, mais avec le turban sur la tête ; il les qualifie de « dures gens », « couchant dehors tout l’an et leurs chevaux ». A leur tour les rois de France en eurent à leur service. Puis le terme de « chevau-légers » s’introduit dans la langue (on le relève déjà, vers 1500, chez Olivier de La Marche). En 1553, on en comptait près de 3 000 dans l’armée de Henri II, payés 16 livres 13 sous 4 deniers tournois par mois. La même année furent institués un colonel et un maître de camp de la cavalerie légère. Autres corps : les arquebusiers à cheval, que les textes rapprochent des argoulets, et les reîtres allemands, appelés également pistoliers.

La monarchie française, avec obstination, prétendit utiliser les ressources nobiliaires du ban et arrière-ban. Un traité politique de 1492-1493, dû sans doute à la plume de Robert de Balsac, de surcroît auteur, nous l’avons vu, d’un traité d’art militaire, souligne qu’il n’est pas possible d’admettre qu’une province fournissant naguère 400 hommes d’armes n’en procure plus que 100. Il préconise le retour aux quatre capitaines généraux et aux capitaines particuliers du temps de Louis XI et montre l’intérêt qu’il y aurait à doter l’arrière-ban d’un uniforme (livrée). En 1503, le maréchal de Gyé voulut relancer la question. Il récupéra divers documents datant des règnes passés que détenaient de vieux serviteurs de la couronne, Jean Bourré, Etienne Petit, consulta un rapport écrit à ce sujet par le même Robert de Balsac, et parvint à convaincre Louis XII d’entreprendre une nouvelle enquête générale : à travers tout le royaume (nous en avons la preuve grâce aux documents assez nombreux, publiés ou inédits, qui subsistent à ce sujet), des registres de fiefs et d’arrière-fiefs furent soigneusement établis, contenant les noms de leurs possesseurs et les services auxquels ils étaient tenus « pour les bans et arrière-bans » du roi. Un double de chacun de ces registres fut transmis au souverain, en même temps que les anciens rôles de montre, depuis la réorganisation de Charles VII.

On a la trace d’au moins 11 levées générales de l’arrière-ban durant la première moitié du XVe siècle. A partir de François 1er, un tarif fut établi, à l’échelle du royaume, qui prévoyait qu’à tel revenu féodal devait correspondre tel service. Ainsi sous Henri II, en 1548, un fief de 500 à 600 livres de revenu devait fournir un homme d’armes accompagné d’un piquier et d’un arquebusier, un fief de 300 à 400 livres, un archer à cheval accompagné d’un arquebusier ou d’un piquier. Le but était que l’arrière-ban procurât les mêmes types de combattants que l’armée régulière : lances traditionnelles, certes, mais aussi cavalerie légère et infanterie. En 1542, il y eut un capitaine général de l’arrière-ban (Jean de Montgomery). François Ier limita la durée du service (normalement rétribué) à quarante jours en dehors du royaume (non compris l’aller et le retour) et à trois mois dans le royaume.

Se sont conservées de nombreuses montres du ban et arrière-ban, par bailliage et sénéchaussée, spécialement pour le règne de Henri II. Elles sont évidemment d’un incomparable intérêt pour l’histoire de la noblesse. Le « rôle des chevau-légers retenus et reçus à la montre générale du ban et arrière-ban du pays de Poitou », commencée à Poitiers le 31 mai 1557, recense une petite centaine de nobles qui, le cas échéant, s’engageaient à servir comme tels. Mais figure à la suite, dans le même document, une liste de quelque 240 gentilshommes qui se prétendaient exempts de l’arrière-ban. Sur ce total, nombreux sont ceux qui se rattachent à la maison du roi : panetiers ordinaires, gentilshommes de la Vénerie, gentilshommes de l’Hôtel, archers de la garde du corps… Des nobles étaient en garnison dans des places de la région : à Nantes, à Saint-Gilles-Croix-de-Vie, à Blaye, à Lusignan. Plusieurs capitaines de 100 chevau-légers ordinaires. Mais le gros contingent des exemptés était formé par le service dans la gendarmerie : en tant que lieutenants, enseignes, guidons, maréchaux des logis, et plus encore hommes d’armes (40) et archers (25). Le service du roi dans ses armées constituait la raison des exemptions dans 60% des cas environ.

Dans une armée donnée, l’arrière-ban du royaume pouvait fournir, au milieu du xvi siècle, quelque 2 000 à 3 000 combattants, la plupart à cheval. Le contraste est frappant entre les multiples efforts de l’administration royale pour contraindre la noblesse à servir et la médiocrité des résultats. Henri II le déplore en 1553 : on en tire le sixième de ce qu’on en obtenait auparavant. Raymond de Fourquevaux fournit l’explication : « C’est une dérision de les voir, tant ils sont pauvrement équipés », si l’arrière-ban est venu si bas, c’est que chacun veut être des ordonnances, pour s’en exempter. A la même époque, François de Rabutin confirme ce jugement : dans les « rièrebans », appelés aussi « bandes des nobles », on trouve surtout des « roturiers anoblis de l’an et jour » ou bien « quelques valets que les vieils seigneurs, femmes veuves ou orphelins y envoient ».

Infanterie

Le recours massif aux mercenaires étrangers — Suisses et lansquenets — était pour le royaume une lourde sujétion : ils coûtaient cher, ils n’étaient pas nécessairement disponibles, et, en tout cas pour les lansquenets, leur efficacité militaire était inégale, leur ivrognerie et leur amour du jeu proverbiaux, leur indiscipline coutumière. Bien des fois, on les avait vus se « mutiner » — le mot fait alors son apparition dans la langue française. Aussi assistons-nous, à travers toute la période, à un effort persévérant de la part de la monarchie pour recourir à une infanterie nationale.

L’une des tentatives les plus originales fut la création par François Ier en 1534 des légions. Sept légions furent instituées, de 6 000 hommes chacune, dont le recrutement devait être régional : 1 / le pays et duché de Bretagne ; 2 / le pays et duché de Normandie ; 3 / le pays de Picardie ; 4 / le comté de Champagne, le comté de Nivernais, le pays et duché de Bourgogne ; 5 / le pays de Dauphiné, la Provence, le Lyonnais et l’Auvergne ; 6/ le pays de Languedoc ; 7 / le pays et duché de Guyenne. Ainsi, selon un usage qui avait commencé à se dessiner à la fin du règne de Louis XI et qui n’avait fait que se renforcer par la suite, le cœur protégé de la France ne se trouvait pas concerné : ni Poitiers, ni Bourges, ni Angers, ni Paris. Il s’agissait en somme de mobiliser les régions qui pouvaient être éventuellement menacées et dont les populations, précisément, se sentaient en danger, ou du moins exposées. Sur ces 42.000 hommes, chiffre d’autant plus impressionnant qu’ils devaient être recrutés dans les deux tiers seulement, environ, du royaume de France, il y aurait 12 000 « hacquebutiers », mais en proportion variable selon les régions par rapport aux autres combattants : 10 % seulement d’arquebusiers en Bretagne contre 50 % par exemple en Guyenne et en Languedoc — reflet probable de l’inégale diffusion de cette arme au sein des populations régnicoles. Pour les 30 000 autres combattants, il s’agirait de hallebardiers et surtout de piquiers, selon une proportion qu’a soin de préciser la Familière institution pour les légionnaires en suivant les ordonnances faites sur ce par le roi composée nouvellement (Lyon, 1536) : « En mille hommes (selon l’ordonnance), il doit y avoir 603 piques, 80 hallebardes et 300 arquebuses, n’y étant comptés le capitaine, ses lieutenants, enseignes, fourriers, sergents, tambourins et fifres, qui sont en tout 17. »

La franchise fiscale existe pour les légionnaires, mais limitée à une livre tournois, ce qui est peu. La discipline, comme toujours, parait des plus rigoureuses. L’armement et l’équipement des différents combattants sont soigneusement prévus. Et surtout on est frappé par l’importance de l’encadrement : pour les 42 000 hommes, on comptera un total de 7 colonels (le terme, d’origine italienne ou espagnole, fait alors son apparition officielle dans la langue française), 35 capitaines, 84 lieutenants, 84 enseignes, 84 centeniers, 1 640 « chefs d’escadre » (ou d’escouade), 164 fourriers, 420 sergents de bataille, 7 prévôts et 28 sergents pour faire exécuter les décisions de la justice militaire (ce qui est peu, compte tenu de l’immensité présumée de la tâche), enfin 164 tambourins et 84 fifres, puisque, comme le dit la Familière institution, le tambourin est « la vraie réjouissance de l’homme de pied avec la flûte d’allemand ». Sur ces 2.801 hommes, le roi nomme les 7 colonels et les 35 capitaines, qui, à leur tour, ont le droit de choisir librement leurs « officiers » (le mot fait alors son apparition en français dans son sens militaire). Or, cet encadrement fourni, représentant à soi seul une petite armée, bénéficie de gages mensuels en temps de paix comme en temps de guerre. Ces gages, dans la première des hypothèses, s’élèvent à 370.596 livres tournois. Quant aux légionnaires du rang, il est versé à chacun d’eux 4 livres tournois par an pour leur permettre de couvrir leurs frais de déplacement lorsqu’ils se rendent aux deux montres obligatoires. Autrement dit, la dépense minimale annuelle est de 527 396 livres tournois. En temps de guerre, les piquiers et les hallebardiers devaient percevoir 5 livres tournois par mois, les arquebusiers 6 livres tournois (contre 7 livres tournois aux mercenaires suisses, et 6 livres tournois aux lansquenets). Enfin, des manœuvres étaient régulièrement prévues, soigneusement décrites dans la Familière Institution.

En une première phase, le résultat fut satisfaisant. « Au premier remuement de guerre, écrit Monluc, le roi François dressa les légionnaires, qui fut une très belle invention, si elle avait été bien suivie. Pour quelque temps nos ordonnances et nos lois sont gardées, mais après tout s’abâtardit. »

À l’occasion de la « grande et triomphale montre et bataillon » des 6 000 légionnaires de Picardie, qui eut lieu à Amiens le 20 juin 1535, des chansons furent composées, qui reflètent l’esprit présidant à cette institution. Et d’abord l’émulation, la rivalité entre les légions, c’est-à-dire entre les provinces. Ensuite l’expérience d’ores et déjà acquise, en Italie ou ailleurs, par les légionnaires. En troisième lieu le zèle qu’espèrent leur insuffler la présence et la participation du roi en personne. Enfin la qualité sociale et la valeur professionnelle des capitaines, nommément cités.

Ne déplaise aux Normands ni à leur compagnie
Si on donne l’honneur à ceux de Picardie :
Ce sont tous gens de mise ayant barbe au menton
Dont la plus grand’partie ont tous passé les monts.
Nous servirons le roi, comme promis avons ;
En toutes ses affaires jamais ne lui faudrons.
François roi, notre sire, (et) tout plein de prouesse,
Lui-même à beau pied leur a montré l’adresse :
C’était une noblesse de le voir ainsi marcher.

(…)

En la ville d’Amiens a été cette assemblée
De six mille piétons natifs d’une contrée,
Tous gentils compagnons, ne quérant que combat.

(…)

N’est-ce pas grand honneur à ceux qui ont la conduite
D’avoir si bien instruit en peu de temps leur suite ?
Ce sont tous gens de titres et de noble façon
Qui en telles poursuites savent bien leur leçon.

En écho à cette première chanson, une autre vient confirmer que François Ier, pour la plus grande joie de l’assistance et sous le regard admiratif des dames de la cour, se mêla « en pourpoint » aux légionnaires et conduisit leur « bataillon ». Après quoi il monta à cheval et, suivi de toute une troupe, fit mine d’assaillir les gens de pied, qui se montrèrent naturellement impavides.

À ces deux chansons en l’honneur des Picards, une troisième vient donner « la réplique des Normands ». Son intérêt est en particulier de faire un sort à chacun des six capitaines de légion. Le morceau s’achève ainsi :

De par le roi sont faits légionnaires
Qui sont six mille, tous ses pensionnaires,
Pour le servir quand il aura besoin
Tous bons suppôts ayant cure et grand soin
De lui aider en tous ses gros affaires.
 
Capitaines, colonels, commissaires,
Prêts à choquer contre les adversaires,
S’il est requis soit aller près ou loin
De par le roi.
 

L’année suivante (1536), fut levée pour servir en Italie une force de 12 000 légionnaires. À leur tête, le sire de Montjean, un Angevin, chevalier de l’ordre de Saint-Michel et futur maréchal de France. En 1537, Montjean, là encore pour faire campagne en Italie, et, plus précisément, en Piémont, reçut la charge de « dix mille hommes de pied français ». Or, une source inédite vient nous renseigner sur leur ordre de bataille. Il s’agit du Miroir des armes militaires et instruction des gens de pied composé en 1540 par Jacques Chantereau, un ancien militaire blessé au combat, présent à Ravenne en 1512 et devenu officier domestique du dauphin. Cherchant à occuper ses loisirs forcés, il s’adresse aux « capitaines, sergents de bataille, sergents de bandes, chefs d’escouade et autres qui ont charge et conduite des soudards ». Relevons les conseils destinés à l’un des personnages clés du dispositif militaire, autrement dit le sergent de bataille. C’est à lui qu’il appartenait en effet de mettre en ordre les gens de pied le jour de la bataille. Mission d’une singulière complexité qui consistait à transformer une masse confuse, remuante, hétérogène, de gens de pied, en une figure géométrique rigoureuse et parfaitement définie, cette figure pouvant être soit le carré, soit le « limaçon », dont parlait déjà, en 1521, Clément Marot :

De jour en jour une campagne verte
Voit-on ici de gens toute couverte,
La pique au poing, les tranchantes épées
Ceintes à droit, chaussures découpées,
Plumes au vent et hauts fifres sonner
Sur gros tambours qui font l’air résonner,
Au son desquels d’une fière façon
Marchent en ordre et font le limaçon
Comme en bataille, afin de ne faillir
Quand leur faudra défendre et assaillir.
 

La marche au pas, au rythme des tambours : l’une des grandes innovations de la guerre de la Renaissance, commençant à être attestée, chez les lansquenets de Maximilien, dans les années 1488-1490.

Dans le traité de Jacques Chantereau figurent des modèles théoriques mais aussi un ordre de bataille qui a été réellement mis en œuvre, précisément par le maréchal de Montjean, lors de sa campagne piémontaise de 1537, à Moncalieri, à 8 km de Turin. Un dessin permet de voir l’emplacement exact de chaque arquebusier, de chaque piquier, de chaque hallebardier, de repérer l’existence d’un grand rectangle et d’un petit rectangle juxtaposés pour former deux « fronts » et deux « flancs ». Au centre du bataillon, 20 enseignes, réparties en trois lignes.

Encore qu’elle ait duré un certain temps, l’institution des légionnaires, à l’expérience, fut loin de donner toute satisfaction. En 1542, l’ambassadeur vénitien Matteo Dandolo déclare qu’on ne peut pas parler en France de véritable infanterie, pour la raison essentielle que le peuple est depuis longtemps sujet aux gentilshommes et aux seigneurs auxquels il appartient de porter les armes. Certes, ajoute-t-il, le roi a créé il y a peu « quelques ordonnances de légionnaires », car il dispose de beaucoup de monde, mais le résultat n’a rien d’enthousiasmant. Seuls les fantassins gascons, déjà appréciés par Paul Giove comme « très durs à la fatigue, pleins de cœur et d’adresse », trouvent grâce aux yeux de Dandolo.

Pour répondre au relatif échec des légions, Raymond de Beccarie de Pavie, sieur de Fourquevaux, publia en 1548 ses Instructions sur le fait de la guerre (longtemps attribuées à Guillaume du Bellay). Les principaux éléments de sa démonstration sont les suivants.

I / Une regrettable constatation s’impose : nous méprisons régulièrement, en France, le service des nôtres « pour devenir tributaires et sujets de nos voisins ». Cela a commencé avec Louis XI, qui entretenait « d’ordinaire » (entendons : en permanence) 6 000 Suisses à ses gages. De même Charles VIII « en emmena une grosse bande en Naples ». Quant à Louis XII, il « se servit longtemps d’eux et des Allemands et d’autres étrangers ». Pendant plusieurs années, dans la première partie de son règne, François Ier n’agit pas différemment, « tant il y a que sur la fin il s’est aperçu que les siens étaient pour le servir aussi bien que les étrangers pourraient le faire, mais qu’ils fussent aguerris ». Tout se passe en tout cas comme s’il avait voulu tenter l’essai. D’où la levée en grand nombre des légionnaires, « lequel nombre, s’il avait été levé selon la vraie élection, était pour résister à tous nos ennemis ». Il convient de persévérer dans cette voie et de ne recruter d’étrangers que pour des motifs politiques, « comme j’estime que le roi fait des Italiens, en soudoyant lesquels il pense gagner le cœur de l’Italie, et en soudoyant les Suisses les entretenir, et après ôter la force des Allemands à ceux qui s’en pourraient servir contre lui s’il n’en retenait un grand nombre ». Dans le système actuel, les Français ont la moins bonne part : si l’armée royale est victorieuse, l’honneur est pour les étrangers ; si elle est battue, la honte est pour les Français qui, au surplus, sont chargés de l’avant-garde, de l’arrière-garde, des corvées (le mot, en son sens militaire, est déjà en usage au début du XVIe siècle). Bref, les Français « ont toute la peine et le danger et les étrangers le profit et la réputation ».

2 / Il est vrai que les légions n’ont pas donné entière satisfaction. Aussi le roi a-t-il, à côté d’elles, recruté « quelques bandes d’aventuriers » pour se prémunir dans tous les cas. Bref, même après 1534, François Ier, prudemment, a dû recourir à un système composite : des mercenaires étrangers, des bandes de piétons français, plus quelques légions.

3 / Le projet de Fourquevaux repose fondamentalement sur l’aménagement du principe des légions. Son idée géopolitique, qu’il partage assurément avec la plupart de ses contemporains, est que la France est un quadrilatère menacé de tous côtés. Dès lors il convient de mettre en état de défense potentielle ses quatre frontières, quitte à ne procéder à une mobilisation que là où la menace existe vraiment. Pour cela, Fourquevaux propose de reprendre le principe des francs-archers mais en l’infléchissant de façon substantielle. Dans une première phase en effet, pour mettre en route le mécanisme, on ne se contentera ni d’enrôler des volontaires ni d’incorporer des hommes désignés par les villes, les paroisses et les communautés du royaume. L’essentiel est de procéder à une « élection » — nous dirions une sélection — des meilleurs physique- ment, économiquement, socialement : choisir « les plus idoines ayant quelque patrimoine » pour ensuite les enrôler « au livre du roi ». En effet, « la coutume d’aujourd’hui est que ceux qui se présentent de leur bon gré sont communément les pires de tout le pays car à grand’peine s’enrôle un bon ménager ou un homme paisible craignant Dieu et justice et aimant son prochain ».

On ne retiendra même pas des soldats ayant déjà servi sous les enseignes royales. Il s’agira d’une « nouvelle élection » de recrues n’ayant pas encore le pli militaire. Pour lever « les plus gens de bien et de bonne vie » des terres du roi, à raison d’un pour dix, vingt ou soixante feux, « il faudrait au commencement un peu de force et les contraindre à s’enrôler, ou bien l’élection ne serait pas vraie ». Mais aussi les attirer « sur une espérance de quelque bien et honneur à venir et de quelques privilèges que l’on promettrait à ceux qui feraient leur devoir et que, pendant le temps qu’ils serviraient, ils eussent honnêtement de quoi s’entretenir ». On les entraînerait alors de façon intensive et collective, on les instruirait diligemment « en l’art militaire » (l’expression apparaît dès la fin du XVe siècle, à côté de l’expression « discipline militaire », modernisation de la vieille « discipline de chevalerie »). Et cela pendant trois années consécutives, en leur délivrant des gages dont Fourquevaux ne précise pas le montant mais qu’il imagine en tout état de cause largement supérieurs aux 4 livres tournois prévues pour les légionnaires.

La différence par rapport aux francs-archers provient aussi de l’importance des effectifs prévus. Pour les francs-archers, on parlait, dans le premier quart du XVIe siècle, de 20 000 ou 24 000. Mais ici chacune des quatre zones fournirait 25.000 jeunes gens âgés de 17 à 35 ans. Soit au total 100.000 hommes astreints à un « service » de trois ans. Au bout de ce laps de temps, 100 000 nouveaux jeunes hommes seraient recrutés, à l’intérieur de la même tranche d’âge. Ainsi, au bout de six ans, dans les quatre zones frontalières, le roi disposerait d’une réserve exercée et équipée de 200 000 hommes. Soit, pour chacun des quatre théâtres d’opérations, 30 000 hommes dont le roi pourrait ne mobiliser, en cas de besoin, que la moitié.

4 / Cette milice ne présenterait aucun danger, ni social ni politique. En effet, les hommes, justiciables de la justice ordinaire, seraient bien tenus en main, et s’ils se rebellaient, le peuple lui-même aurait le droit de les poursuivre. Simplement, pour éviter que leurs chefs, en l’occurrence les colonels, prennent trop d’autorité sur eux, ces chefs seront souvent changés. Au reste, le risque est faible, on est loin des temps féodaux : « Ceux qui donnaient jadis hardiesse au peuple de s’élever sont éteints et leurs duchés et pays conjoints à la couronne. »

5 / Grâce à cet harmonieux mélange de contrainte, de persuasion et d’espérance, la qualité du recrutement s’améliorera du tout au tout. Les jeunes gens ainsi sélectionnés seront satisfaits et fiers de leur nouvel état, « car tout ainsi qu’à ceux qui regardent c’est un bel ébat de voir manier les armes, tout ainsi serait-il grandement délectable aux jeunes gens de les pouvoir tenir en la main ». Quant à l’encadrement, il conviendra à chaque capitaine de le choisir, normalement parmi les gentilshommes, lesquels seront des volontaires, mais, une fois inscrits sur le rôle du roi, ils ne pourront plus se dérober, sinon au bout de quinze ans de service.

Quantité de détails sont fournis sur la nature des exercices, et aussi sur l’équipement. Relevons seulement l’importance de la musique, des sons et des cris. Le but est à la limite de discipliner les gens de pied selon le modèle d’une chiourme de galériens. « Apprendre tous les sons, tous les signes et tous les cris par lesquels l’on commande en une bataille (…), ni plus ni moins que les forçats des galères entendent ce qu’il leur faut faire par le seul sifflet du comite. » Les armes seront fournies par le roi, enregistrées, distribuées. Un uniforme est prévu : « Je voudrais pareillement que les soudards se vêtissent de la couleur des enseignes pour s’en reconnaître mieux, et qu’ils eussent quelque devise ou quelque connaissance en leurs chausses par laquelle l’on pût discerner les soudards des différents bandes. » De même des signes serviront à reconnaître les « officiers ». L’exercice se fera de la façon suivante : les gens d’une chambrée (10 hommes) se rassembleront à chaque fête ; les gens d’une escadre (25 hommes) chaque dimanche ; les gens soumis à un caporal (100 hommes) une fois par mois ; chacune des bandes (500 hommes) une fois par trimestre ; chacune des légions (6 000 hommes) deux fois par an. Enfin, les capitaines veilleront « à ce que les caporaux, chefs d’escadre et chefs de chambre ne montent jamais à cheval, encore moins les simples compagnons ». Les capitaines eux-mêmes monteront à cheval le moins possible : « Puisqu’ils ont entrepris de faire l’état de gens à pied, il est nécessaire qu’ils le fassent entièrement. »

Ainsi se manifeste clairement la triple origine du projet de Fourquevaux : l’exemple des légionnaires de l’Antiquité, le modèle suisse, la tradition nationale des francs-archers, eux-mêmes dernier avatar des communes médiévales. Ambitieux, exhaustif, utopique, révélateur aussi par ce qu’il laisse entendre, en creux, de la réalité, ce projet ne déboucha apparemment sur rien. Sans doute supposait-il une transformation trop radicale des rapports des Français avec leur armée. Ce qui l’emporte, dans les années 1550-1560, c’est la notion de bande ou d’enseigne d’infanterie française (le terme de régiment étant, encore à cette date, réservé aux lansquenets), à l’existence aussi durable que possible, recrutée dans un cadre régional parmi les seuls volontaires. De toute façon, ces bandes, même aguerries, sont incapables de soutenir la comparaison avec les tercios espagnols, victorieux, entre autres, à la bataille de Saint-Quentin, en 1557.

Philippe CONTAMINE

In Histoire militaire de la France

Stéphane GAUDIN
Stéphane GAUDINhttp://www.theatrum-belli.com/
Créateur et directeur du site THEATRUM BELLI depuis 2006. Chevalier de l'Ordre National du Mérite. Officier de réserve citoyenne Terre depuis 2018 (LCL), rattaché au 35e régiment d'artillerie parachutiste de Tarbes. Officier de réserve citoyenne Marine de 2012 à 2018 (CC). Membre du conseil d'administration de l'association AD AUGUSTA et de l'Amicale du 35e RAP.
ARTICLES CONNEXES

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

THEATRUM BELLI a fêté ses 18 ans d’existence en mars dernier. 

Afin de mieux vous connaître et pour mieux vous informer, nous lançons une enquête anonyme.

Nous vous remercions de votre aimable participation.

Nous espérons atteindre un échantillon significatif de 1 000 réponses.

Stéphane GAUDIN

Merci de nous soutenir !

Dernières notes

COMMENTAIRES RÉCENTS

ARCHIVES TB