vendredi 29 mars 2024

Communication officielle et libre expression des chefs militaires

L’institution militaire reste le seul secteur de la fonction publique qui soit soumis à un régime particulier dans le domaine de l’expression publique de sa hiérarchie, si ce n’est par les textes législatifs ou réglementaires, du moins dans la coutume et même parfois du « fait du prince » ou de son commanditaire ministériel. Ces textes restent pourtant imprécis sur l’obligation de réserve due sur ce qui peut être dit publiquement ou ne pas l’être, par tout membre des armées, laissant un certain arbitraire à la discrétion des autorités civiles. On peut cependant regretter que les chefs militaires ne s’expriment pas ou peu sur les affaires dont ils ont la responsabilité dès lors qu’ils ne dérogent pas aux obligations légales du « secret militaire » en tant qu’ils pourraient nuire de la sorte à la sécurité de la France, de nos concitoyens ou des hommes et femmes placés sous leur autorité.

Le domaine d’intervention des armées pourrait l’expliquer aisément, s’agissant d’une administration régalienne d’une nature particulière liée à la spécificité militaire de l’institution et de ses membres. Mais, l’usage et les réactions des responsables politiques dès lors qu’un discours, un propos ou un écrit d’une autorité militaire déplait, manifestent bien la défiance qu’ils éprouvent vis-à-vis de la société militaire et de toute expression de sa hiérarchie. Sans doute, celle-ci repose sur quelques faits historiques de l’histoire contemporaine ; faits – souvent exagérés ou même fantasmés – alors même qu’en dehors de l’épisode algérien de 1961, dont les raisons extra-métropolitaines sont bien connues, l’histoire de nos armées ne montre aucun exemple de tentative de coup d’Etat ou de subversion militaire. Mais, l’idée qu’accompagne la crainte d’une telle survenue, est encore très présente dans l’esprit de la haute administration et du monde politique, du moins la part de celui-ci qui aspire un jour à rejoindre les plus hautes responsabilités du pouvoir exécutif.

Parallèlement, le ministère a développé des organes de communication officielle, autrefois dans la main des chefs militaires par les SIRPA d’armée qui ont été remis au pouvoir politique au fil des ans pour aboutir à la création de la DICoD en 1998, sous une direction civile, supprimant de fait tout pouvoir d’expression de la hiérarchie pour dériver vers une communication placée sous l’autorité unique du ministre ou de son cabinet, à l’exception d’une communication opérationnelle laissée au chef d’état-major des armées relative au sujet exclusif de la conduite des opérations militaires.

Or, la censure qui s’exerce sur les chefs militaires ne se manifeste que lorsque l’un de ceux-ci émet des opinions, presque exclusivement, sur l’absence ou l’’insuffisance des moyens dont il dispose pour conduire les missions des armées, comme l’épisode récent de l’article du CEMA (1) en apporte une nouvelle démonstration, alors même que ses alertes sont restées sans suite visible après les auditions successives devant les commissions de défense des assemblées. Les chefs militaires restent pourtant comptables – c’est leur devoir de chef – devant leurs troupes des moyens matériels alloués pour l’exécution de leurs missions, comme pour la défense de leurs intérêts matériels en matière de conditions de vie et de soutien des familles Et, alors que l’absence de syndicats en fait les seuls représentants de légitimes revendications. Lesquelles sont sûrement développées et expliquées dans le silence des cabinets, ministériel ou présidentiel, mais restent inconnues du public du fait de leur expression confidentielle et hiérarchique. Elles demeurent ainsi sans lendemains tangibles pour l’amélioration des moyens matériels ou de la condition militaire, ou alors, avec des retards ou des réticences budgétaires, notamment au regard des évolutions dont bénéficie la fonction publique civile, en particulier s’agissant des revendications des corps de fonctionnaires en tenue, à l’exception toutefois de la gendarmerie qui profite, en réaction, des avancées opérées en faveur de la police nationale pour laquelle la représentation syndicale se substitue à sa hiérarchie propre.

En conclusion, il est à craindre que cette absence d’expression libre attachée à la fonction militaire, au rebours de ce qui se passe au sein de la société civile et de son évolution liée au développement des moyens numériques d’expression dont profite désormais chaque citoyen sans retenue, ne devienne, si ce n’est pas déjà le cas, une exception anormale et somme toute contre-productive, voire une entreprise d’infantilisation (2) de la hiérarchie militaire. Attitude désobligeante et porteuse de dérives toujours possibles à l’échelle des insatisfactions croissantes de la communauté militaire devant ce qu’elle considère comme un manque de considération envers des hommes et des femmes qui ont choisi de servir la France et leurs concitoyens pour une cause la plus noble qui soit. La libération de la parole des chefs militaires apparaît aujourd’hui comme une impérieuse nécessité, porteuse de progrès et propre à restaurer au sein des armées la confiance en leurs chefs et la cohésion d’une institution malmenée depuis trop longtemps, cohésion qui reste le gage du succès des armes de la nation.

Général d’armée (2s) Jean-Marie FAUGÈRE

Texte tiré du dossier °19 : Liberté d’expression

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1 Article signé du CEMA , paru dans Les Echos du 21 décembre 2016.

2 Terme justement employé par Clara Bacchetta dans l’excellente étude qu’elle a conduite au sein de l’IHEDN et qui reste d’une criante actualité quant à la liberté de parole des chefs militaires : « Quelle liberté d’expression professionnelle pour les militaires ? Enjeux et perspectives ». Editions Economica – avril 2004.

CERCLE MARÉCHAL FOCH
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