jeudi 28 mars 2024

Affaire Snowden : Ne pas confondre nécessité d’un service de renseignement et « mégamachine » sécuritaire orwellienne

Les récentes affaires Snowden et Bradley Manning ont déclenché une indignation généralisée à travers le monde, des pans entiers des opinions publiques considérant ces deux hommes comme des héros de la liberté, voire des martyrs. Pourtant, des voix se sont élevées contre de telles réactions et ont pris la défense des autorités américaines et des mesures de répression prises à l’encontre de ces hommes, au nom du réalisme géopolitique et de la nécessité qu’il y a à posséder des services de renseignement, a fortiori en période de lutte planétaire contre le terrorisme.

Il est ici hors de question de remettre en cause l’existence de services de renseignements, et donc de l’emploi par ces derniers de méthodes illégales, parfois violentes, ou de la mise en place de systèmes d’écoutes électroniques dans toutes les dimensions de l’éther ou du cyberespace. Il serait parfaitement irresponsable en effet de prétendre qu’une nation souveraine puisse s’en passer, et encore plus naïf de croire que de telles organisations puissent ne mettre en œuvre que des moyens légaux et non-violents. Ces services sont bel et bien d’une absolue nécessité dès lors que les États évoluent dans un univers d’affrontement permanent. De même est-il de bonne guerre de ne pas limiter la recherche d’informations à ses seuls adversaires (réels ou supposés, actuels ou potentiels) et d’acquérir aussi du renseignement sur ses alliés, ses partenaires, voire sur des neutres.

Doit-on pour autant approuver systématiquement tout ce qu’entreprennent ou mettent en place les services de renseignement, ou même seulement les accepter avec fatalisme ? Il me paraît que la réponse à cette question est nécessairement négative. Dans les pays démocratiques, ces services font d’ailleurs l’objet de commissions de contrôle parlementaire, ce qui est un minimum. De même et là encore, il est normal et de bonne guerre pour un État d’émettre des protestations lorsqu’il découvre qu’il fait l’objet de tels agissements de la part d’un autre État, fut-il allié. Les pays européens ont émis de telles protestations à la suite de la divulgation des agissements de la NSA ; c’est parfaitement sain et normal, même s’il leur arrive d’en faire autant. Les États-Unis ont toujours protesté lorsqu’il leur est arrivé de démasquer des agissements des services français sur leur territoire. Nous sommes là dans le cadre d’un « jeu » diplomatico-stratégique qu’il serait parfaitement vain de condamner.

Pourtant, par-delà ces évidences qu’il convenait tout de même de rappeler, le problème posé par les cas Snowden et Manning me paraît différent. D’abord, ces hommes ont pris des risques énormes et, surtout, ils l’ont fait en sachant pertinemment qu’ils ne gagneraient rien à le faire, bien au contraire. C’est un détail qui me paraît digne d’être pris en considération. Ensuite, les agissements qu’ils ont révélé – en particulier par Snowden – ne relèvent pas du classique espionnage entre États, mais bien d’abord d’un vaste système de surveillance des peuples, y compris de la population même de l’État qui déploie ce dispositif ! Du coup, la nature des agissements de ces services change radicalement. Là, nous sommes en présence d’une machine sécuritaire de contrôle total des peuples à vocation totalitaire et orwellienne, sans pratiquement aucun des Checks and Balances propres à la démocratie américaine. Même le système de surveillance et de fiches mis en place par la tristement célèbre STASI, en Allemagne de l’Est, paraît bien archaïque et faible en comparaison du dispositif techno-policier aujourd’hui en cours de déploiement au service du pouvoir américain et à l’échelle planétaire. Il est donc question ici de la dénoncer et de la combattre ; invoquer le patriotisme et la lutte contre l’espionnage n’a alors plus aucun sens autre que de confusion.

Ce qui nous amène au point suivant : l’hyperpuissance américaine a atteint un degré véritablement titanesque, sans égal dans toute l’histoire humaine. Qui plus est, cette puissance stratégique globale se double d’une hyperpuissance financière d’une nocivité là encore inégalée – les peuples et leurs dirigeants sont espionnés, leurs économies sont détruites. Nous sommes donc en face d’un Léviathan tel que Hobbes lui-même n’aurait pu l’imaginer. À ce niveau, peu importe que l’on soit ou non partisan de la culture et de la politique américaines, que l’on soit au titre de ses opinions personnelles « pro-américain » ou « anti-américain », la raison et la sagesse commandent au minimum la défiance à son égard. « Le pouvoir corrompt ; le pouvoir absolu corrompt absolument », disait Winston Churchill. Il semblerait bien que les États-Unis, en tant que puissance, aient déjà basculé dans une chute sans fin vers les abysses – ce fut déjà le sort du plus beau des anges, Lucifer.

Manning et Snowden, à l’avant-garde de millions d’autres Américains, refusent d’être entraînés dans cette chute vers les enfers et ils se sont dressés pour manifester ce refus du mieux qu’ils le pouvaient, et en mettant à jour quelques-unes des turpitudes et des plans terrifiants de leurs dirigeants. Comme l’a rappelé récemment Jacques Sapir, ils ont fait œuvre de « salubrité publique ». En aucun cas ils ne peuvent être considérés comme des traîtres.

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