vendredi 29 mars 2024

A LIRE : Une étude sur « Le général Jomini » par Sainte-Beuve

Jomini 2Au printemps 1869 les lecteurs du journal parisien Le Temps découvraient sous le modeste titre Le général Jomini : étude ce qui allait devenir la dernière œuvre éditée du vivant de Charles Augustin Sainte-Beuve (1). En dehors de ses essais littéraires et critiques, l’académicien s’était fait connaître d’un large public en publiant dans les colonnes de la presse du Second Empire des portraits de personnalités de son temps ou d’époques plus lointaines ainsi que comme chroniqueur de la vie culturelle. Habituellement publiés en feuilletons hebdomadaires le lundi, puis regroupés en volumes, on avait pris l’habitude d’appeler ces recueils d’articles les Causeries du lundi.

En ce 18 mai 1869, le fidèle lectorat de Sainte-Beuve découvrait avec étonnement le premier chapitre d’un feuilleton consacré au général Antoine Henri Jomini. Le choix de présenter la carrière d’un homme de guerre et l’œuvre d’un penseur militaire tranchait fortement avec l’orientation bien plus littéraire et mondaine des Lundis. Cette publication était néanmoins en partie légitimée par la récente mort du général à l’âge respectable de quatre-vingt-dix ans en son domicile parisien de Passy. La difficulté première pour l’académicien n’était toutefois pas d’intéresser son public à la vie d’un vétéran des guerres napoléoniennes, mais de réhabiliter, du moins d’expliquer les raisons qui incitèrent ce général d’Empire à passer du camp de Napoléon à celui du tsar Alexandre 1er peu avant les batailles décisives de Dresde et de Leipzig en 1813. Face à l’opinion française Sainte-Beuve devait justifier l’injustifiable ; la trahison d’un militaire de haut rang qui avait non seulement choisi de déserter, mais aussi de rejoindre les rangs d’un ennemi qu’il combattait quelques jours plus tôt. Il ne nous appartient pas ici d’exposer les raisons multiples qui poussèrent Jomini à changer de drapeau. C’est bien le fond de cet ouvrage et ce qui en compose l’un de ses attraits les plus remarquables. Les accusations répétées autant dans son pays d’origine qu’à Paris, où Jomini s’était installé depuis longtemps, ne cessèrent de le tourmenter jusque dans son grand âge et l’invitèrent à publier sous son nom ou sous divers pseudonymes des opuscules tentant de justifier son comportement en 1813. Ainsi, pour ce peintre des mœurs si sensible à la psyché humaine qu’était Sainte-Beuve, ce personnage complexe cherchant encore au soir de sa vie la rémission auprès de ses contemporains et de la postérité était un sujet digne du plus grand intérêt. L’académicien aimait du reste à converser avec le vieux général dans sa retraite de Passy. C’est de ces visites qu’il retira ces fines observations sur l’âme inquiète de Jomini :

« Ce n’est pas moi pourtant qui lui ferai un reproche d’être resté au fond mécontent de lui ; d’avoir eu comme une teinte de tristesse répandue jusqu’à la fin sur ses souvenirs, et, sans regretter précisément ce qu’il avait fait, d’avoir compris qu’il y avait sur cette partie de sa vie sinon une tache, du moins une obscurité qui demandait un éclaircissement. Un de ses premiers soins avec ceux qu’il voyait pour la première fois était de revenir sur le passé, de raconter les événements principaux de sa carrière active, et surtout la crise qui avait décidé de son changement de drapeau. Retz a dit de M. de La Rochefoucauld qu’il avait « un air d’apologie » dans tout son procédé et dans sa personne. On pouvait en dire autant de Jomini. Il sentait tout le premier le besoin d’aller au-devant des objections qu’on n’exprimait pas, de rectifier votre idée à son sujet et, au lieu du Jomini de prévention qu’on se figurait peut-être, d’expliquer le Jomini véritable et réel qu’il était (2). »

L’éminent critique parisien n’était toutefois pas le premier à s’intéresser à la vie mouvementée de Jomini. Il avait été précédé de quelques années par l’écrivain militaire suisse Ferdinand Lecomte (3). Cet officier de milice dans l’armée helvétique, disciple et intime de Jomini, avait en effet publié une première biographie en 1860. En entreprenant ce travail, Lecomte avait non seulement l’ambition de présenter l’œuvre et la carrière de Jomini, mais surtout de le réhabiliter. Cette biographie souffrait toutefois de multiples défauts, dont le premier était d’avoir été en partie rédigé sous la dictée d’un Jomini à la mémoire parfois arrangeuse. Tout en reconnaissant le mérite de son existence et d’apporter de salutaires éléments factuels, Sainte-Beuve la qualifie néanmoins dans son introduction de « sorte d’autobiographie indirecte (4). » Probablement autant flatté que son œuvre soit citée par le grand critique parisien que pour préserver une vision conforme à la volonté de Jomini de sa vie et de son œuvre, Lecomte proposa dès la publication du premier article dans le Temps son aide ainsi que l’envoi de précieuses brochures rédigées par Jomini et déposées à la Bibliothèque cantonale de Lausanne (5).

Si l’académicien reprend un certain nombre de fables énoncées par Lecomte, à l’exemple de la prétendue origine italienne des Jomini (6), il s’émancipe rapidement de cette première biographie et applique à son étude sa célèbre méthode de critique littéraire (7). Bien qu’il puisse déjà se reposer sur les souvenirs glanés auprès de Jomini et le travail de Lecomte, Sainte-Beuve se montre d’une curiosité plus exigeante que son prédécesseur. L’académicien fait œuvre d’historien en engageant des recherches au Dépôt (archives) de la guerre à Paris ou en examinant attentivement les mémoires et correspondances laissés par les pairs de Jomini. Ainsi, nous le trouvons à s’interroger sur l’identité du mystérieux ami et correspondant du général, « le baron M. », témoin épistolaire des injustices commises par Berthier, que l’éminent critique réussit à force de recherches à confondre avec le baron de Monnier (8). Cette sévère et patiente méthode n’est pas non plus sans incidence sur certaines anecdotes que le vieux général aimait à raconter, à l’exemple du fameux rendez-vous de Bamberg avec Napoléon (9).

Après s’être attardé sur les vicissitudes de l’existence de Jomini, le biographe n’en oublie pas pour autant de saluer le penseur et l’écrivain militaire en exposant ses travaux et leur importance dans l’enseignement de l’art de la guerre. Bien que se présentant comme peu versé dans les sciences martiales, le critique littéraire donne là aussi une synthèse éclairante des principes théorisés par Jomini.

Si Sainte-Beuve se voulait étranger à la chose militaire, il ne l’était pas à la Suisse et encore moins au canton de Vaud. C’est en effet dans la patrie charnelle de Jomini que le critique littéraire avait donné de novembre 1837 à mai 1838 à l’Académie de Lausanne un cours public resté fameux sur l’histoire de l’abbaye janséniste de Port Royal (10).

Ce séjour dans la capitale du Pays de Vaud avait été initié par ses amis Juste et Caroline Olivier qui lui avaient aussi fait découvrir les Alpes et l’avaient introduit dans les milieux professoraux lausannois.

Sainte-Beuve conserva une grande reconnaissance à ses amis vaudois et considéra cette halte helvétique comme l’une des plus belles périodes de sa vie. On ne sera donc guère étonné de trouver de nombreuses allusions à la Suisse au cours de ce récit.

L’académicien déjà fort atteint dans sa santé et sachant sa fin prochaine tentait non seulement de rendre justice à Jomini, mais donnait également un dernier témoignage de gratitude et de sympathie à ses amis d’outre-Jura. Ainsi, en s’exprimant sur le patriotisme de Jomini, Sainte-Beuve louait aussi l’amour des Confédérés pour leur terre natale et qu’il résumait dans une phrase restée célèbre : « Tout vrai Suisse a un ranz éternel au fond du cœur (11). »

Dès la parution des premiers articles dans les colonnes du Temps, le récit de Sainte-Beuve suscita un grand intérêt en Suisse et le quotidien parisien s’arracha à Lausanne. La façon si heureuse que Sainte-Beuve trouva non pour excuser la conduite de Jomini en 1813 et le disculper, mais pour plaider les circonstances atténuantes en soulignant avec force l’ingratitude et les haines qu’il eut à subir sous les drapeaux français, reçut un accueil bienveillant en Suisse et plus particulièrement dans le canton de Vaud. La biographie fut même publiée en feuilletons par le Journal de Genève, La Revue militaire suisse et Le Démocrate de Payerne, feuille de la cité natale de Jomini.

Jusqu’aux récents travaux d’Ami-Jacques Rapin (12) et de Jean-Jacques Langendorf (13), Jomini n’a que rarement été bien servi par ceux qui ont tenté de retracer son existence tumultueuse. Si ses différents biographes ont tous été animés par la louable attention de le réhabiliter, du moins d’expliquer les raisons qui le firent changer de camp en 1813, leurs travaux sont à divers niveaux entachés par un manque cruel d’impartialité. A commencer par son disciple et premier biographe Ferdinand Lecomte dont l’œuvre, en partie dictée par Jomini, paraissait déjà suspecte à nombre de ses contemporains. Bien que s’appuyant sur des documents familiaux inédits, l’ouvrage rédigé par l’arrière-petit-fils de Jomini, Xavier de Courville (14), pèche souvent par une admiration trop démonstrative pour son aïeul et ne fournit pas une authentique étude du caractère complexe du personnage. Quant aux autres livres publiés au cours du XXe siècle en Europe et aux États-Unis, ils se résument le plus souvent à une compilation des biographies de Lecomte et de Courville (15) lorsqu’ils ne prêtent pas une aura surnaturelle au général suisse qui aurait été un sosie de Napoléon capable d’anticiper les réactions de ce dernier (16)… Pourtant, cette étude de Sainte-Beuve, qui tout en restant apologétique n’en oublie pas la pondération des avis, et qui est de surcroît servie par une grande plume de la littérature française, n’avait pas connu de réimpression depuis 1880. Félicitons ici les Éditions Le Polémarque pour cette initiative qui rend autant hommage à l’œuvre de Jomini qu’aux multiples talents de Sainte-Beuve.

David AUBERSON

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Editions Le Polémarque, 117 pages, 10 €

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  1. Ce feuilleton publié en cinq parties de mai à juillet 1869 fut réuni en un volume à l’automne 1869 sur la demande de la famille de Jomini. Sainte-Beuve s’éteint le 13 octobre de la même année à Paris.
  2. Voir p. 90 du présent volume.
  3. Ferdinand Lecomte, Le général Jomini, sa vie et ses écrits Esquisse biographique et stratégique, Paris, Tanera, 1860-1861. Cette biographie connaîtra deux rééditions dont la dernière, en 1888, fut augmentée. Sur Lecomte et Jomini : David Auberson, « Ferdinand Lecomte, biographe du Général Jomini », Ferdinand Lecomte 1826-1899. Journaliste, officier et grand commis de l’État, Lausanne, CDL ; Pully, CHPM, 2008, pp. 109-124 et du même auteur : Ferdinand Lecomte 1826-1899. Un Vaudois témoin de la guerre de Sécession, Lausanne, Bibliothèque historique vaudoise, 2012.
  4. Voir note à la p. 16 du présent volume.
  5. La correspondance entre les deux biographes a fait l’objet d’un article au début du XXe siècle : Frédéric Barbey, « Sainte-Beuve : historien du général Jomini. Correspondance inédite », Bibliothèque universelle et revue suisse, XLVI, 1907, pp. 449-477.
  6. Remarquons que l’on retrouve cette erreur encore de nos jours dans de nombreux ouvrages. Les Jomini sont une bonne famille du Pays de Vaud depuis des temps immémoriaux.
  7. Selon Sainte-Beuve la critique littéraire devait être fondée sur l’étude de la vie et les documents historiques liés à un auteur. Cette méthode sera contestée un demi-siècle plus tard par Marcel Proust dans son célèbre texte posthume intitulé Contre Sainte-Beuve.
  8. Voir p. 91 du présent volume.
  9. Voir la note à la page 32 du présent volume.
  10. C’est ce cours qui servit de base à la rédaction de son œuvre majeure, Port-Royal, publiée en cinq volumes de 1840 à 1859.
  11. Voir p. 86 du présent volume.
  12. Ami-Jacques Rapin, Jomini et la stratégie: une approche historique de l’œuvre, Lausanne, Payot, 2002.
  13. Jean-Jacques Langendorf, Faire la guerre : Antoine-Henri Jomini, Genève, Georg, 2002-2004, 2 vol.
  14. Xavier de Counrille, Jomini ou le devin de Napoléon, Paris, Plon, 1935.
  15. Notamment Jean-François Bagué, L’homme qui devinait Napoléon : Jomini, Paris, Perrin, 1994.
  16. Renée-Paule Guillot, Jomini, âme double de Napoléon, Monaco, Ed. Alphée, 2007.
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