jeudi 28 mars 2024

A LIRE : L’artillerie des stratagèmes

Artillerie - FORTLes éditions Economica viennent de publier l’ouvrage du colonel Fort, artilleur et chef de la direction des études et de la prospective de l’Ecole d’artillerie. Son « ‘artillerie des stratagèmes » est un livre passionnant et très bien documenté, riche en références historiques comme en exemples contemporains, mais aussi écrit avec un style fluide qui facilite la compréhension des arguments techniques. On regrettera juste l’absence d’annexes permettant, avec quelques cartes et extraits, d’illustrer certains témoignages évoqués dans le propos. L’auteur démontre, s’il en était besoin, le rôle majeur que peut jouer l’artillerie dans les manœuvres de déception. En effet, « l’association entre l’artillerie et la déception peut apparaître paradoxale. Pourtant, avec l’avènement des trajectoires indirectes il y a un siècle, l’emploi de l’artillerie à des fins de déception s’est vu ouvrir de multiples perspectives (…) Or, se priver de la puissance de feux c’est se priver d’un avantage majeur. L’artillerie est l’arme de la surprise et l’emploi de la déception artillerie dans le récent conflit afghan a montré sa pertinence.« 
 
Pour appuyer sa démonstration, l’auteur revient d’abord sur les premières ruses mises en oeuvre par les artilleurs, alors que le tir des canons ne pouvait être que direct, à vue de l’ennemi. De fausses pièces d’artillerie, un emploi des feux adapté au terrain pour tromper l’adversaire sont autant de modes d’action largement employés lors des conflits de la fin du XIXème siècle, en particulier pendant la guerre de sécession. A  l’aune du XXème siècle, des réticences culturelles freinent encore l’emploi de l’artillerie dans la déception alors que cette arme a pris une nouvelle dimension avec la capacité de tirer au-delà des vues directes (culte de l’offensive à outrance du colonel Grandmaison reléguant les canons à un rôle secondaire derrière l’infanterie). C’est la guerre de tranchée, entre 1914 et 1918, qui développe des stratagèmes innovants pour tromper les observateurs, obliger l’ennemi à rester dans ses abris ou leurrer  l’adversaire sur le moment de l’attaque. Les conflits  qui suivent, parfois méconnus comme celui opposant l’Angola et l’Afrique du Sud, démontrent tout l’intérêt de l’artillerie pour la déception, en jouant sur l’impact psychologique (Britanniques en Afghanistan en 1919, guerre des Malouines,…), en provoquant la panique (guerre russo-finlandaise, Nebelwerfer allemand en 1944), en accélérant l’épuisement physique (Tchétchénie, offensives de 1918), en renforçant le moral des troupes amies (front de l’est entre 1941 et 1945, Vietnam en 1969) ou en trompant l’ennemi (guerres zoulou, Canadiens à Vimy en 1917, armée de Patton en 1944).  
Chacune de ces ruses, multipliées par l’effet de l’artillerie, cherchent à provoquer des erreurs au niveau tactique, voire stratégique (guerre indo-pakistanaise, combats du Kippour en 1973, Sarajevo en 1995, …).
L’appui feu inscrit aussi son action, au-delà de son efficacité dans la neutralisation et de sa brutalité, dans l’affrontement des volontés et de l’intelligence. Dans ce cadre, l’artillerie influe sur les combattants (surtout en guerre irrégulière) ou sur les chefs (davantage dans un conflit conventionnel). Elle permet d’exploiter le manque de motivation ou d’expérience, d’exploiter l’ingéniosité ou de s’adapter à un rapport de force défavorable. Le colonel Fort évoque ainsi, par exemple, les combats des Royaumes combattants de la Chine antique, la guerre des Boers et surtout l’action de l’Afrique du sud face aux Angolais en 1987. D’ailleurs, ces illustrations mettent également en exergue l’influence de la culture militaire (histoire, doctrine, penseurs, expérience opérationnelle) d’une armée dans sa manière d’aborder la déception et de la subir. Dans un de mes articles je faisais déjà ce constat.
L’auteur rentre ensuite dans les modes d’action de l’artillerie pour favoriser les stratagèmes face à une armée conventionnelle, d’abord en combat défensif puis dans l’offensive. Dans le premier cas, il insiste sur la nécessité de contourner la puissance de feu ennemie (Japonais dans le Pacifique entre 1941 et 1945, Rommel en Afrique du Nord), de monter des embuscades d’artillerie (option iconoclaste mais efficace) comme à Dien Bien Phu ou sur les îles Malouines et ce, tout en trompant l’adversaire par la routine (cas des Dardanelles en 1916). En offensif, il faut détourner les feux adverses (Britanniques en Birmanie, bataille d’Anzio en 1943), ruser pour conquérir le terrain (effort des feux sur des zones de franchissement ou de poser fictives, par exemple à l’instar des Soviétiques sur le Niémen en 1944 ou des Américains au Vietnam en 1965 dans la vallée de l’Ia Drang). Enfin, la « déception artillerie » est une vraie plus-value en contre-insurrection, « ce faisant, l’action de l’artillerie, au lieu d’être inhibée par la proximité des civils, peut être envisagée dans ce mode d’action qui présente l’avantage d’être potentiellement peu létal. Dans ce cas, les tactiques de déception de l’artillerie reposent le plus souvent sur la combinaison avec d’autres armes et technologies (guerre électronique notamment). » Dès lors, en exploitant leurs préjugés sur la puissance de feu et l’emploi des canons ou mortiers, il est possible, grâce à l’artillerie de reprendre l’initiative sur les insurgés. On peut ainsi les dissuader d’utiliser un accès par des tirs éclairants, de frapper l’ennemi alors qu’il se regroupe ou qu’il cherche l’imbrication, de le localiser (Algérie en 1958-1959) grâce à des capteurs divers ou des capacités innovantes (obus infrarouges) pour attendre de le frapper quand il se regroupe. Les progrès du moment et à venir (LRU, précision des obus, portée accrue, radars,…) donneront encore plus d’atouts aux artilleurs pour contribuer au développement de nouveaux stratagèmes dans la manœuvre ou, plus largement, dans le cadre du ciblage tactique terrestre.
Pour conclure, cet ouvrage est d’une grande qualité et aborde l’appui feu sous un angle qui n’est pas toujours exploité dans la doctrine ou l’emploi des armées occidentales, alors même qu’elle offre au chef interarmes, voire interarmées, une liberté d’action plus importante pour créer la surprise et exploiter les opportunités. A lire donc …
Éditions Économica, 224 pages, 15 euros
Frédéric JORDAN
Frédéric JORDANhttp://lechoduchampdebataille.blogspot.fr/
Saint-cyrien et breveté de l’Ecole de guerre le lieutenant-colonel Frédéric JORDAN a servi en écoles de formation, en état-major comme sur divers théâtres d’opérations et territoires d’outre-mer, en Ex-Yougoslavie, au Gabon, à Djibouti, en Guyane, en Afghanistan et dans la bande sahélo-saharienne. Passionné d’histoire militaire, il anime un blog spécialisé depuis 2011, « L’écho du champ de bataille » et a participé à diverses publications comme le magazine « Guerres et batailles » ou les Cahiers du CESAT. Il est l’auteur du livre « L’armée française au Tchad et au Niger, à Madama sur les traces de Leclerc » aux éditions Nuvis qui relate l’opération qu’il a commandé au Tchad et au Niger dans le cadre de l’opération Barkhane en mettant en perspective son engagement avec la présence militaire française dans cette région depuis le XIXème siècle.
ARTICLES CONNEXES

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Merci de nous soutenir !

Dernières notes

COMMENTAIRES RÉCENTS

ARCHIVES TB