Journaliste d’investigation engagé (il a déjà publié des ouvrages sur la société privée Blackwater ou sur le scandale d’écoutes Prism), Jeremy Scahill se livre ici à une critique, à une charge sans concession des aspects les plus noirs de l’action internationale des services américains, dont il donne une définition aux premières lignes de la première page : « Ce livre raconte comment les Etats-Unis ont fait de l’assassinat un élément central de leur politique de sécurité nationale. Il explore aussi les conséquences de cette décision sur les peuples de dizaines de pays et sur l’avenir de la démocratie américaine … Ce livre résume l’histoire de l’expansion des guerres secrètes menées par Washington, du recours abusif aux privilèges de l’exécutif et au secret d’Etat, et de la consolidation, au sein des forces armées, d’innombrables unités d’élite n’ayant de compte à rendre qu’à la Maison-Blanche ». Le cadre est donc nettement posé.
Dans une première partie, Jeremy Scahill fait remonter cette politique bien avant les événements du 11 septembre et insiste également sur le fait qu’elle a été massivement développée à partir de la présidence Bush. Les noms de Dick Cheney et de Donald Rumsfeld reviennent alors avec insistance. Puis, en une cinquantaine de chapitres d’une douzaine de pages en moyenne, il multiplie les exemples, les cas concrets, les témoignages, les reconstitutions de dialogues à l’occasion de réunions plus ou moins secrètes au plus haut sommet de l’état américain. Le JSOC (Joint Special Operations Command) est presque toujours au cœur de ces dossiers : cette structure « se distingue des autres organes de l’armée et du renseignement en ce qu’il se rapporte directement au président, dont il constitue en quelque sorte la petite armée privée. Du moins en théorie … Très compartimenté, le JSOC est constitué d’unités spéciales qui s’entraînent en vue de mener des opérations appelées ‘F3’, pour Find, Fix, Finish, ce qui signifie traquer, débusquer et éliminer une cible ». Du Yémen à la Corne de l’Afrique, d’Afghanistan en Irak, mais aussi dans les pays limitrophes de ces régions de crise (dont le Pakistan bien sûr), l’auteur suit à la trace les hommes du JSOC et leurs actions. Dans ce véritable kaléidoscope d’opérations clandestines (parfois un peu excessif à première vue pour les naïfs Européens que nous sommes), on peut se sentir pris de vertige : comment une telle machine de guerre planétaire peut-elle être mise en œuvre, à une telle échelle, dans une aussi grande discrétion ? Comment cette politique peut-elle être déployée au fil des administrations américaines successives (car Obama ne se distingue pas ici fondamentalement de Bush) sans qu’il en soit davantage fait écho ?
Entre manipulations des uns et des autres, « dommages collatéraux » qui alimentent les circuits de recrutement des terroristes, mépris des règles de droit nationales et internationales, ce livre est étonnant et décrit (avec militantisme certes) une « guerre sans fin », menée n’importe où dans le monde par une poignée de dirigeants qui s’affranchissent de toutes les normes. A considérer comme un grand travail de journaliste, et à utiliser comme tel, avec la prudence méthodologique qui s’impose.
Lux éditeur, Montréal (Canada), 2013, 703 pages, 28 euros.
Source : Guerres & Conflits