mardi 19 mars 2024

29 juin 1911 : Naissance du général Pierre Marie GALLOIS, stratège de la dissuasion nucléaire

Rencontre avec le général Gallois (Canal Académie, 14 septembre 2008)


À quoi reconnaître le stratège de valeur, sinon à ses succès sur les champs de bataille ? Les champs de bataille qu’arpenta Pierre Gallois pendant la guerre froide, après avoir participé aux bombardements stratégiques sur l’Allemagne en 1944-1945, ce furent les bureaux d’études, les cabinets ministériels et des chefs d’état-major. C’est là que ce théoricien précoce de la « stratégie des moyens » (dès 1952, il emploie l’expression) connut sa première réussite, qu’éclipsa ensuite sa réputation de père de la doctrine de dissuasion : le plan quinquennal aéronautique de 1950, dont il fut le véritable et principal rédacteur. Après les gaspillages du plan Tillon en 1945, ce plan réorganisait une aéronautique militaire sinistrée et permit à la France de redevenir, notamment à travers Dassault, une puissance aéronautique de premier plan, dépassant la Grande-Bretagne.  

L’épisode est peu connu, mais constitua le laboratoire de l’action menée par le colonel Gallois au service de l’atome militaire national. Il reconnaissait lui-même que le grand et véritable précurseur intellectuel de la « dissuasion du faible au fort » avait été l’amiral Castex, auteur d’un article prophétique publié en octobre 1945 dans la Revue des questions de Défense nationale. Mais c’est à Pierre Gallois que l’on doit sans doute le premier authentique traité de stratégie nucléaire, posant les concepts fondamentaux. Stratégie de l’âge nucléaire, paru en 1960, est pour l’atome l’équivalent de l’ouvrage de Giulio Douhet sur l’arme aérienne en 1921, Il Dominio dell’aria.  

La réussite de Gallois fut donc celle d’une doctrine, mais aussi d’une méthode d’influence expérimentée pour le plan quinquennal aéronautique. Côté doctrine, les travaux menés à l’OTAN en 1950-1953, prévoyant l’emploi stratégique mais aussi tactique de l’atome, le convainquirent définitivement du changement de paradigme de la guerre ; que les états-majors français pensaient encore sur le modèle de la Deuxième Guerre mondiale. Une troisième guerre mondiale serait nucléaire ou ne serait pas et débuterait par des échanges atomiques. Dès 1954, il affirme que l’atome militarisé crée une nouvelle hiérarchie des puissances : celles qui s’« autoprotègent nucléairement » et les autres ; que la décision du feu nucléaire, engageant la survie de la nation, ne peut être prise que pour des intérêts suprêmes et doit être absolument nationale ; qu’il n’y a pas de milieu entre la « paix forcée » et la mêlée nucléaire aux conséquences nécessairement apocalyptiques. Il s’oppose donc résolument à la doctrine McNamara de « riposte graduée » en 1962-1964, au plus fort du débat où se confrontent de Gaulle et Kennedy à propos de la force nucléaire française. En définitive, dès 1967, en annonçant la doctrine de Mutual Assured Destruction, McNamara reconnaît implicitement l’inanité d’une escalade « contrôlée ».

Les lances que Gallois rompt alors avec Raymond Aron au cours du Grand Débat ne sont cependant que la partie émergée d’un iceberg, celui de son activité remarquablement efficace de militaire et de stratège d’influence. Articles de presse et de revue par centaines, entrevues décisives avec les décideurs politiques (dont la plus fameuse avec de Gaulle en 1956), conférences multiples sur la nécessité absolue du nucléaire national : ce tir d’artillerie spirituelle permet de préparer le terrain sous la IVe République, d’accompagner efficacement la politique gaullienne dans les années 1960, d’évangéliser en profondeur les élites dans les années 1970. Le premier sans doute, il détecte aussi la révolution de la « précision », origine de l’affaire des euromissiles et, chiffres à l’appui, démontre l’absence d’intérêt de la bombe à neutrons.

C’est que l’autre aspect de la « méthode Gallois », c’est l’extrême attention portée au facteur technique en stratégie, trait qu’il partage avec un Douhet ou un Charles Ailleret. De nos jours, avec la « contre-insurrection », on redécouvre le facteur humain, les « forces morales » de Clausewitz, et même la « quête identitaire » comme racine de la conflictualité selon la théorie constructiviste des relations internationales. Contre la philosophie de la « guerre totale », inventée par une Révolution qui avait jeté les masses nationales sur le champ de bataille, et marquée par les stratèges du « courage héroïque » et de l’offensive tels Ardant du Picq et Foch, le général Gallois délibérément se rattachait à une « école technique », représentée aussi par le de Gaulle de l’« armée de métier ». Une école qui se soucie de prévenir les guerres et de limiter les risques pour le combattant en interposant la technique.

La révolution nucléaire à cet égard est une sorte de technique suprême vaccinant peut-être l’humanité contre la guerre générale, le conflit « hyperbolique ». Cette conviction sert de socle à une pensée qui au fil des décennies s’est élargie à la dimension géopolitique, au point que le deuxième grand traité de Gallois lui est consacré : Géopolitique, les voix de la puissance (1990). Alors qu’André Beaufre et Lucien Poirier en France, Liddell Hart en Grande-Bretagne approfondirent leur discipline en s’en faisant des théoriciens, c’est comme géopoliticien, un des grands du XXe siècle sans doute, que Gallois s’élève au-dessus du doctrinaire du type Douhet. Aujourd’hui encore la hauteur de vue soulignée par le professeur Dupuy dans sa préface frappe dès que l’on ouvre une somme dont l’auteur nous invite, prenant la suite de Mackinder, à « embrasser la planète du regard du cosmonaute ». Si le « monde fini » fut le paradigme fondateur de la discipline, Pierre Gallois nous propose une nouvelle logique : les armes nouvelles transforment la relation entre espace et puissance en contractant le temps et les distances, le vieux déterminisme géographique s’inverse avec la menace d’un épuisement du milieu par l’homme, le monde politiquement plein ne se prête plus aux aventures impériales.

L’hostilité manifestée à l’« hyperpuissance américaine » après la guerre froide s’éclaire à cette lumière. On touche ici chez Pierre Gallois à une philosophie implicite de la nation, proche à n’en pas douter de celle du général de Gaulle. La nation, communauté spirituelle, somme séculaire d’aventures menées en commun, d’échecs vécus et surmontés ensemble, demeure à ses yeux un stade sans doute indépassable de l’organisation politique de l’humanité. Dès 1972, il pressent que les Soviétiques vont céder, comme les Américains, à la tentation de la « surextension impériale », Brejnev reproduisant les erreurs du jeune Kennedy dans la tentation du surarmement, classique et nucléaire, et des aventures extérieures. Au fond, à l’heure du monde plein, plus encore que dans le passé, des stratégies raisonnablement nationales sont sans doute le meilleur antidote contre les projets grandioses qui excèdent les forces et déstabilisent la planète.

Ce qui nous ramène à la France et à la permanence nationale, son obsession depuis le traumatisme de 1940. Le renouveau aéronautique, l’odyssée nucléaire témoignent d’un effort grandiose pour éviter à la France la « portugalisation », selon le mot de De Gaulle à Peyrefitte. L’hostilité à la posture expéditionnaire manifestée dans le Livre Noir sur la Défense en 1994 souligne le souci constant d’éviter les aventures excédant les capacités françaises. Dès 1985, aussi Pierre Gallois se gendarme contre les efforts relancés par François Mitterrand vers la « défense européenne ». Une position invariable, qui a pu paraître dépassée, mais que la médiocrité des résultats actuels de la PESD invite à considérer comme finalement lucide.

Penseur exigeant de l’intérêt national, certes, mais non pas penseur isolé, « provincial » : il appartint bel et bien pendant toute la guerre froide à cette internationale transatlantique, à cette « république des stratèges » que les divisions d’intérêt national n’empêchaient pas de dialoguer en permanence sur les évolutions stratégiques. Laissons donc les derniers mots à Henry Kissinger, avec lequel Gallois entretenait depuis les années 1950 un commerce d’intelligence et d’amitié, et qui réagit ainsi à son décès : « Il faudra du temps avant de retrouver un esprit aussi passionné, une intelligence aussi vaste, une telle capacité d’analyse. Si aujourd’hui on prodigue la « grandeur » avec excès, concernant Pierre Gallois il faut bien parler de « grand homme » dans le sens plein et traditionnel du terme. J’avais pour lui la plus grande admiration et le plus grand respect. Son intégrité, sa vision et l’amour passionné de son pays le mettaient à part. Sa disparition appauvrit le monde et le rend plus dangereux. »

Christian MALIS

Texte paru initialement dans la Revue historique des armées n°262 (2011)

Ouvrages du général GALLOIS :

  • 1957 : L’Europe au défi, Plon (en collaboration)
  • 1960 : Stratégie de l’âge nucléaire, Calman-Lévy
  • 1961 : L’Alliance atlantique, Berger-Levrault (en collaboration
  • 1961 : Balance of terror, Houghton and Miffin, New York
  • 1962 : Europas Shutz, Condor Verlag
  • 1967 : Paradoxes de la paix, Presse du Temps Présent
  • 1972 : L’Europe change de maître, L’Herne
  • 1975 : La Grande Berne, Plon
  • 1976 : L’Adieu aux armées, Albin Michel
  • 1977 : Le Renoncement, Plon
  • 1985 : La Guerre des cent secondes, Fayard
  • 1990 : Géopolitique, les voies de la puissance, Plon
  • 1992 : Geopolitica, los caminos del poder, Éditions Ejércitos, Madrid
  • 1994 : Livre noir sur la défense, Plon
  • 1995 : Le Sang du pétrole – tome I : Irak – tome II : Bosnie, L’Âge d’Homme
  • 1995 : Le Soleil d’Allah aveugle l’Occident, L’Âge d’Homme
  • 1999 : Le Sablier du siècle, L’Âge d’Homme
  • 1999 : La France sort-elle de l’Histoire ?, L’Âge d’Homme
  • 2001 : Le Réquisitoire, L’Âge d’Homme
  • 2001 : Écrits de guerre, L’Âge d’Homme
  • 2001 : Mémoires des ondes, L’Âge d’Homme
  • 2001 : Le Consentement fatal, Éditions Textuel
  • 2002 : L’Année du terrorisme, L’Âge d’Homme
  • 2002 : Devoir de vérité, Le Cerf
  • 2003 : L’Année des fiascos, L’Âge d’Homme
  • 2004 : L’Heure fatale de l’Occident, L’Âge d’Homme
  • 2005 : Vichy – Alger – Londres, L’Âge d’Homme
  • 2007 : Manifeste pour une Europe des peuples (en collaboration), Éditions du Rouvre
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