vendredi 29 mars 2024

L’islam, une religion conquérante ?, par l’islamologue Roger ARNALDEZ (1994)

Communication donnée le 31 janvier 1994 à l’Académie des sciences morales et politiques.

La question précise est non pas de savoir si on peut appeler l’Islam conquérant parce qu’il a fait des conquêtes, mais s’il est essentiellement conquérant, ou encore s’il relève de sa nature propre de conquérir.

Pour répondre objectivement à cette question, il faut non seulement préciser ce qu’il faut entendre par conquête et examiner de très près d’une part les textes coraniques avec leurs commentaires et les hadîth prophétiques, d’autre part l’histoire de l’Islam des premiers temps telle qu’elle apparaît chez les historiens musulmans (nous nous bornerons à citer Baladhurî et Ibn Asâkir). Puis nous examinerons ce qui se rapporte au jihâd à l’époque classique. Nous conclurons enfin en parlant de l’Islam actuel, tout particulièrement de l’Islam fondamentaliste.

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Même suivi d’un point d’interrogation, le sujet de cette communication ne manquera pas de susciter à droite comme à gauche, chez les musulmans comme chez beaucoup de chrétiens, voire de juifs, de vives réactions, toutes passionnées et passionnelles, très souvent dénuées de tout fondement. Peut-on aujourd’hui traiter cette question avec sérénité et de façon purement objective ? Nous allons le tenter, en insistant dès le début sur le fait qu’il sera indispensable d’observer de nombreuses nuances, et qu’un jugement à l’emporte pièce est, a priori, condamné à l’erreur. Pour mettre les chances de notre côté, nous commencerons par d’indispensables précisions relatives aux mots, aux faits et aux concepts.

Pour déblayer le terrain, nous commencerons par distinguer la conquête de la migration d’une part et de l’invasion d’autre part.

Au cours de l’histoire de l’Arabie préislamique, plusieurs tribus du sud se sont déplacées vers le nord. Ce fut le cas des Ghassânides qui étaient venus se fixer aux frontières de l’Empire byzantin, de même que les Lakhmides, originaires du Yemen, selon la tradition, s’étaient établis aux confins de la Perse. Si cette migration n’est pas un fait général, elle n’en existe pas moins. Or, à ses débuts, l’Islam n’a consisté qu’en un ensemble de tribus plus ou moins ralliées à l’idée de la Communauté du Prophète. On pourrait donc présenter la première expansion de l’Islam vers la Jordanie et la Syrie, non comme une véritable conquête, mais comme le prolongement d’un mouvement de migration vers le nord dont on a d’autres exemples. Certes ce serait une erreur de réduire les premières conquêtes de l’Islam à un tel phénomène, mais il n’est pas exclu qu’elles en gardent certaines marques.

Quant à l’idée d’invasion au sens propre de invadere, elle suppose une irruption dans un pays d’un peuple étranger, en général nomade et considéré comme barbare, qui s’y installe plus ou moins durablement, et parfois s’y sédentarise. Ainsi en est-il des Turcs Seldjoukides puis Ottomans. Ils se sont infiltrés progressivement dans le monde musulman jusqu’à repousser les Arabes au second plan et à fonder le califat d’Istanbul. Ces Turcs devinrent musulmans. Mais quand ils envahirent l’Europe, on peut se demander s’ils furent poussés par l’obligation religieuse de faire triompher l’Islam et de le répandre en l’imposant, ou s’ils ne continuèrent pas plutôt à se comporter en peuple envahisseur à l’exemple de leurs ancêtres. L’un certes n’exclut pas l’autre. Mais quoi qu’il en soit, il ne faudrait pas tirer de leurs opérations militaires la conclusion que l’Islam est par nature envahisseur et par conséquent conquérant.

Quant aux mots français conquête, conquérir, conquis, ils ont plusieurs sens. En l’occurrence on pense d’abord à l’occupation d’un pays étranger par la force des armes, suivie d’une domination exercée sur les autochtones, sous des formes dont la pire est la réduction en esclavage. D’une façon générale, le vainqueur imposera ses lois, ses coutumes, le cas échéant sa religion. Notons bien cependant que toute guerre n’est pas forcément guerre de conquête.

Mais avant d’aller plus loin, n’oublions pas un second sens de cette racine. On peut conquérir ou être conquis sans recours aux armes. Tel sera conquis par une oeuvre d’art et par l’artiste qui l’a créée ; tel autre par une idée et le penseur qui la découvre ; un troisième par un discours et l’orateur qui le prononce. Or toute religion s’enseigne et se prêche. Il s’agit de répandre la foi par des paroles et par des exemples. On peut donc être conquis par la vérité de telle religion qui tout à coup se dévoile, par exemple par la mystique musulmane, par la beauté du Coran. On dira sans doute alors que l’Islam a conquis tel ou tel homme, mais non pour autant qu’il est conquérant. Si j’insiste sur ce point, c’est qu’effectivement, l’Islam est d’abord la Parole de Dieu annoncée par le Prophète dont la mission est avant tout de « faire parvenir » le message : « Ô toi, l’Envoyé, fais parvenir (balligh) ce qui t’a été révélé de la part de ton Seigneur » (5, 67). Cet acte de « faire parvenir » est rendu en arabe par le nom d’action tablîgh. Or ce terme est d’une racine qui a donné le substantif balâgha, l’éloquence, et l’adjectif balîgh, éloquent. En effet, le Coran est un miracle d’éloquence, descendu d’auprès de Dieu « en une langue arabe pure » (bi-lisân árabî mubîn, 26, 195, entre autres nombreux versets). Aucune créature n’est capable d’en produire un semblable : c’est le miracle de l’inimitabilité du Coran (íjâz al-Qur’ân) ; Dieu met les créatures au défi (17, 88) : « Dis : oui, si les hommes et les djinns s’unissaient pour apporter quelque chose de semblable à ce Coran, ils n’en apporteraient pas un semblable, alors même qu’ils se soutiendraient les uns les autres ». Ainsi donc, outre l’incomparable valeur de ce Livre du point de vue de la langue et du style, ou de la vérité des idées (máânî) qu’il transmet, ce qui lui confère un caractère divin c’est qu’il a le pouvoir d’agir sur le cœur des hommes : le Prophète prêche, mais les hommes entendent au sens propre la Parole même de Dieu. Résister à la puissance de persuasion de cette Parole, c’est donc commettre un acte de pure rébellion sous l’emprise des illusions diaboliques : « Celui qui prend Satan pour patron se perd d’une perdition manifeste » (4, 119). Ne soulevons pas ici le problème de la liberté humaine qui a embarrassé les docteurs ; quoi qu’il en soit, libre ou non, l’infidèle sera puni dans l’autre monde, mais il doit l’être aussi dans ce monde-ci, comme nous allons le voir.

La conséquence de ces idées, c’est qu’il faut d’abord faire connaître aux infidèles la vérité de la révélation et l’excellence de la Loi coranique, avant d’employer contre eux des arguments plus violents. Il faut commencer par des exhortations ; le glaive (sayƒ) n’intervient qu’ensuite. Le musulman se comporte envers les infidèles comme le mari croyant envers sa femme récalcitrante : « Celles dont vous craignez l’indocilité (nushûz), exhortez-les donc, puis délaissez-les dans leurs chambres et frappez-les » (4, 34). Plusieurs hadîth rappellent que le Prophète appelait les infidèles à se rendre à la Parole de Dieu avant de leur livrer combat. En voici un : « Quand l’Envoyé de Dieu désignait quelqu’un comme chef d’armée ou de détachement, il lui donnait comme instruction de craindre lui-même Dieu et de prendre en considération le bien des musulmans qui l’accompagnaient. » Puis il disait : « Allez au nom de Dieu, sur la voie de Dieu, et combattez ceux qui ne croient pas en Dieu. Quand vous rencontrez les polythéistes qui sont vos ennemis, appelez-les à faire profession d’Islam et s’ils acceptent, abstenez-vous de tout mal à leur encontre […]. S’ils refusent, exigez d’eux le paiement de la jizya ; s’ils acceptent, recevez leur engagement et abstenez-vous de tout mal à leur encontre ; mais s’ils refusent, recherchez le secours de Dieu et combattez-les ». En ce sens, la tradition rappelle que Muhammad envoya des ambassades à l’Empereur Héraclius et au Négus, pour leur annoncer son message.

Il ne fait néanmoins aucun doute qu’il fut un prophète guerrier. Il eut à lutter contre ses contribules de Quraysh et contre d’autres tribus hostiles à sa prédication surtout pour des raisons d’intérêt. Ses premières escarmouches portent le nom de ghazwa, dont nous avons fait razzia. Ce genre d’opérations n’était pas rare en Arabie préislamique, et sur ce plan, le Prophète ne se distinguait guère des pratiques coutumières, sauf qu’il prétendait défendre la cause du Dieu unique. Mais il est certain que le modèle de ces ghazawât ne fut pas sans influencer les conceptions plus tardives des juristes concernant la « guerre sainte », le jihâd. Pourtant, si on s’en tient à cette situation de fait, l’idée de combattre pour leur dieu est courante chez tous les peuples guerriers : ils pensent en contrepartie recevoir son aide et vont jusqu’à croire qu’il combat lui-même avec eux à leurs côtés. L’application du Gott mit uns aux propagandes guerrières est bien connue. On pourrait également évoquer le labarum de Constantin et la devise :in hoc signo vinces. Ou encore l’épisode de la prise de Jéricho par Josué, quand Dieu se présente à lui comme le « chef de l’armée de l’Éternel » (sar tsebhâ Yhwh) (Josué, 5, 14). Mais quelque révélée que soit la Bible, elle n’est pas comme le Coran un livre descendu d’auprès de Dieu (min índi’llâh). Cela étant, si on se reporte à la première bataille livrée aux Qorayshites à Badr par le Prophète pour intercepter une de leurs caravanes, on voit qu’elle n’est pas aux yeux des musulmans un événement réductible à des projets humains. Dieu lui-même dit dans le Coran qui est, ne l’oublions pas, sa propre Parole (8, 9) : « Voici que Moi, Je vous aide par un millier d’Anges en rangs serrés ». Mieux encore, aux versets (41-42) de la même sourate, Dieu apprend que c’est Lui qui a organisé la rencontre sur des positions favorables aux musulmans. Ainsi donc, d’une manière beaucoup plus explicite que dans la Bible, on constate que déjà au niveau de la simple ghazwa, c’est Dieu qui mène les opérations, ce qui prouve que pour l’Islam, la guerre n’est pas le résultat de situations accidentelles qui s’imposent de l’extérieur, mais qu’elle s’intègre dès le début aux modes du gouvernement divin ; Dieu dit en effet, toujours à propos de la bataille de Badr (ibid, v. 42) : « Si vous vous étiez [vous et la troupe engagée pour le combat] fixé un rendez-vous, vous auriez divergé sur le point de rencontre ; mais [Dieu vous a réunis sans que vous preniez rendez-vous] pour accomplir un ordre qui devait être exécuté », c’est-à-dire le décret de Sa volonté. (Nous avons traduit ce verset très condensé en utilisant les développements du Commentaire des Jalâlayn.)

Néanmoins, faire la guerre pour défendre et répandre sa religion, ce n’est pas encore conquérir. Dans son ouvrage : « Les conquêtes des pays » (Futûh al-Buldân), Balâdhurî (historien du IIIe/IXe siècle) marque bien la différence. Ainsi pour le temps du Prophète, il commence en signalant la conquête de l’oasis de Khaybar sur les juifs, avec le partage et la répartition de leurs biens ; la conclusion d’un pacte avec les habitants juifs de la ville voisine de Fadak effrayés par son avance, et l’établissement d’un colonat partiaire relatif au fermage des terres de culture et de plantation (muzâraá et mughârasa) ; l’expédition de Tabouk, etc. Nous n’insisterons pas sur la nature des différentes charges imposées aux vaincus, sur la règlementation du butin et de sa répartition, malgré l’importance que ces questions ont eu à l’époque, précisément parce qu’elles sont historiquement relatives à cette époque ancienne. Le butin est lié aux razzias antéislamiques. Notons seulement, en ce qui nous concerne, que Balâdhurî ne manque pas de citer des traditions qui rapportent entièrement au gouvernement divin, jusque dans leur détail, ces opérations de conquête. Ainsi plusieurs de ces traditions renvoient aux premiers versets de la sourate 59, versets d’ailleurs allusifs et à la lettre difficiles à comprendre, même pour les divers commentateurs. En voici un exemple assez clair (59, 2) : « C’est Lui (Dieu) qui […] a expulsé de leurs domaines (diyâr) ceux des Gens du Livre (les juifs) qui sont infidèles [c’est-à-dire qui refusent l’Islam]. Vous ne pensiez pas qu’ils en sortiraient, et ils pensaient que leurs forteresses seraient en leur défense contre Dieu. Mais Dieu les a atteints par où ils ne comptaient pas l’être et il a lancé l’effroi dans leur cœur… »

Puis Balâdhurî passe aux conquêtes hors de l’Arabie. Notons l’emploi du mot fath (pl. futûh) qui est coranique et a donné son titre à la sourate 48. Mais dans le Coran, ce terme a le sens général de victoire : victoire sur les ennemis, et victoire finale de l’Islam. C’est évidemment Dieu qui, dans les deux cas, en est l’artisan. Chez Balâdhurî, il s’agit sans aucun doute de conquêtes par les armes.

Il ne nous est pas possible de résumer cet ouvrage en trois volumes in-8°. Nous devrons nous contenter de prendre quelques exemples. Voici le cas de la conquête de la Syrie : « Quand le calife Abû Bakr eut réglé l’affaire des gens de la ridda (la révolte des tribus après la mort de Muhammad), il envisagea de tourner ses troupes (juyûsh) vers la Syrie (al-Shâm). Il écrivit donc aux habitants de la Mecque, de Tâ’if, du Yémen, et à tous les Arabes du Nedj et du Hedjâz pour les mobiliser en vue du jihâd. Il leur inspira le désir de combattre [sur la voie de Dieu] et de faire du butin dans la lutte contre les Byzantins. Les hommes accoururent donc vers lui, poussés les uns par la considération de leur devoir, les autres par l’avidité ». L’intérêt de ce texte est d’abord dans l’emploi du terme de jihâd, ensuite dans la notation de l’état d’esprit des combattants : à cette époque où, au sortir de la ridda, comme d’ailleurs déjà du temps de Muhammad et des « hypocrites » (les munâfiqûn), les croyants n’étaient pas toujours très fermes dans leur foi, l’espoir du butin animait les combattants autant sinon plus que le désir de servir Dieu. Cet état d’esprit devait durer encore longtemps, même après que les juristes eurent défini le jihâd comme un devoir. Par suite, au début, si l’Islam est conquérant puisque c’est Dieu qui veut la conquête, les musulmans ne le sont en général que dans la mesure où ils convoitent le butin. Mais il était déjà admis, selon des traditions qui remontent au Prophète, qu’une partie de l’aumône légale pouvait être affectée à attirer les cœurs vers l’Islam. La purification de la foi ne se fait pas en un jour. Quoi qu’il en soit, remarquons que le calife Abû Bakr se lance à la conquête de la Syrie dans le prolongement de sa victoire sur les révoltés de la ridda. L’islam, une fois bien établi en Arabie, se propage normalement au delà de ses frontières, vers la Syrie adjacente, par un même mouvement guerrier. Sur leur route, les chefs musulmans attaquent tout ce qui leur fait obstacle. Ainsi Khalîd b. al-Walîd, envoyé par Abû Bakr pour soutenir les combattants de Syrie, rencontra des hommes de la tribu de Bahrâ’ du groupe de Qudaá qui avaient été parmi les alliés arabes d’Héraclius et firent partie de la coalition militaire byzantine de 634. Khalîd tua leur chef et il fit main basse sur leurs biens (iktasaha amwâlahum). Quand il arriva sur la terre de Arak, aux environs de Palmyre, il lança une attaque (aghâra) contre ses habitants, il les assiégea (hâsara-hum) et la conquit (fataha-hâ) sans coup férir (Sulhan) en leur imposant des conditions en faveur des musulmans. L’expression sulhan est un terme technique signifiant que les ennemis se sont rendus, ce qui leur vaut un traitement moins rigoureux. Elle s’oppose à ánwatan, de vive force, quand les ennemis sont vaincus après avoir résisté, auquel cas les hommes sont mis à mort, les femmes et les enfants pris comme esclaves.

Donnons un autre exemple : la conquête de la Jordanie (al-Urdun). « La cause de cette rencontre (waq’a) est qu’Héraclius en arrivant à Antioche, mobilisa les Grecs (al-Rûm) et les habitants de la Djézira (nord et centre de l’ancienne Mésopotamie) […]. Ils rencontrèrent les musulmans à Fihl (ou Fahl) en Jordanie, et ils les attaquèrent en un combat des plus violents et des plus pénibles, jusqu’à ce que Dieu vienne à l’aide des croyants. Leur patriarche fut tué et avec lui un nombre de dix mille hommes. Le reste se disloqua jusqu’en Syrie. Certains rejoignirent Héraclius. Les habitants de Fihl se retranchèrent dans la ville et les musulmans les assiégèrent, jusqu’à ce qu’ils demandent à faire la paix en acceptant de payer la jizya pour leur personne et le kharâj pour leurs terres… ». Dans ce cas, Dieu intervient pour assurer la victoire des musulmans. La conquête prend nettement un aspect de guerre sainte. La mort du patriarche est mise en relief, et Balâdhurî a bien soin de la noter ; c’est une victoire de l’Islam sur le christianisme. Dieu écrase des infidèles. Néanmoins, répétons-le, ce n’est pas parce que des musulmans implorent le secours de leur Dieu dans un combat dont ils vont sortir vainqueurs, ce qui leur vaudra la conquête d’une terre nouvelle, qu’on peut dire que l’Islam est conquérant. Il faut trouver un texte révélé qui justifie la conquête comme voulue et conduite par Dieu. Or ce texte existe ; on lit dans le Coran (33, 26-27) : « Il [Dieu] a fait descendre de leurs fortins ceux des Gens du Livre [les juifs] qui avaient secouru [les coalisés]. Il a jeté l’effroi dans leur cœur. Vous en avez tué (taqtulûna) une partie, vous avez fait l’autre prisonnière […]. Il vous a fait hériter leurs terres (ard), leurs demeures, leurs biens, et une terre que vos pieds n’ont pas foulée ». Sans doute s’agit-il là d’une conquête particulière, celle du pays des juifs de la tribu de Qurayza que Muhammad avait assiégés dans leur camp retranché. Il n’en reste pas moins que Dieu intervient dans une conquête. Le verset, quoique d’une portée particulière, peut aisément être généralisé. Et c’est d’ailleurs ce que firent certains commentateurs, qui considérèrent que l’allusion à la terre que les pieds des croyants n’ont pas foulée est la prédiction de la conquête de la Syrie et de la Perse.

On peut encore citer un autre verset qui donne lieu à une interprétation inquiétante (2, 190-191) : « Et combattez dans la voie de Dieu ceux qui vous combattent […]. Et tuez-les (wa’qtulûhum), où que vous les rencontriez. Et chassez-les d’où ils vous ont chassés ». À la lettre, il semble qu’il soit ici question des Qurayshites qui étaient à l’origine de l’hégire, c’est à dire de l’expatriation du Prophète et de ses premiers fidèles. Mais ici encore, le verset peut être généralisé, et il peut s’appliquer partout où une terre, conquise une fois par les musulmans, a été reprise par les infidèles. Une terre conquise et devenue musulmane ne saurait jamais cesser d’être musulmane. Comme tout dépend de l’exégèse que les docteurs font de ces versets, ce n’est pas à nous, notons-le bien, de dire si l’Islam est conquérant ou ne l’est pas ; mais nous ne pouvons nier qu’à la lumière des commentaires les plus rigides et les plus durs, l’Islam peut être pour certains musulmans une religion conquérante voulue comme telle par Dieu.

Notons d’ailleurs que bien souvent les chrétiens se rendirent sans combat, et en plusieurs cas à l’initiative de leurs évêques. Ils voulaient éviter les maux de la guerre, et surtout, ils ne voyaient dans l’Islam qu une sorte d’hérésie chrétienne de plus. En outre il ne faut pas oublier la haine que le pouvoir byzantin inspirait à de nombreuses communautés chrétiennes. C’est l’évêque de Gaza qui livra la ville, à ce que rapporte Balâdhurî. Il en fut de même lors de la conquête de Damas. « L’évêque (usquf) qui prépara la descente de Khalid dans la ville se tenait souvent sur la muraille. Khalid le héla et quand il se fut approché, il le salua et s’entretint avec lui. L’évêque lui dit un certain jour : « Ton affaire est en bonne voie et il me faut obtenir de toi une promesse : accorde-moi d’épargner cette ville ». Alors Khalid se fit apporter de l’encre et du papier et écrivit : « Au nom de Dieu clément et miséricordieux, voici ce qu’accordera Khâlid b. al-Walîd aux habitants de Damas quand il sera entré dans la ville ; il leur accordera un amânpour leur personne, leurs biens, leurs églises, les fortifications de leur ville ; aucune de leur maison ne sera détruite ou réquisitionnée comme logement. C’est là en leur faveur le pacte de Dieu et la protection (dhimma) de Son Envoyé, des califes et des croyants. Ils ne seront frappés d’aucun impôt, si ce n’est pour le mieux, tant qu’ils s’acquitteront du paiement de la jizya ». Ces promesses, quelque solennelles qu’elles soient, ne furent pas toujours exactement tenues au moins en ce qui concerne les églises. Celles d’un pays conquis de vive force étaient en principe détruites. Les autres étaient préservées en vertu de l’accord. Mais dans la réalité, les choses n’étaient pas aussi simples. L’histoire de la construction de la mosquée de Damas, dite mosquée des Umayyades, en est un exemple.

Il y avait à l’intérieur de la ville une église Saint-Jean (kanîsa Yûhannâ) que Mu’âwiya b. Abî Sufyân, le premier calife umayyade « voulut ajouter » (arâda an yazîda) à la mosquée de Damas. Les chrétiens refusèrent et le calife s’abstint. Mais quelle était exactement la situation ? Au début de l’occupation, l’église Saint Jean-Baptiste aurait été partagée entre musulmans et chrétiens. Il semble que ce soit une légende. Le plus probable est qu’il y ait eu une mosquée à côté de l’église, ce qui explique pourquoi les califes voulurent agrandir leur mosquée en y « ajoutant » l’église, en faisant valoir, disent certaines traditions, que le nombre des croyants avait considérablement augmenté. Les tractations se poursuivirent sous ‘Abd al-Malik b. Marwân et al-Walîd b. ’Abd al-Malik. C’est sous ce dernier calife que l’affaire se termina : al-Walîd « démolit l’église et se servit des matériaux pour la mosquée ». Voici à ce sujet une tradition, rapportée, parmi beaucoup d’autres, par Ibn ’Asâkir (mort en 1176) dans sa « Description de Damas ». Al-Walîd avait proposé aux chrétiens de les indemniser s’ils le laissaient disposer de l’église Saint-Jean. Il avait aussi proposé un échange : il renoncerait à détruire l’église de Tûma située en un territoire conquis de vive force si les chrétiens lui abandonnaient l’église Saint-Jean protégée, prétendaient-ils, par un accord. Ils refusèrent encore. Le calife consulta alors son affranchi Ibn al-Mughira qui lui dit qu’un des chefs musulmans était entré dans la ville par la Porte de l’Est (Bâb Sharqî) l’épée à la main, et l’autre par la Porte de la Citerne (Bâb al-Jâbiya) à l’ouest, en accordant l’amân. Ces deux portes étaient situées aux extrémités d’une rue qui traversait Damas. Al-Mughira conseilla donc de vérifier jusqu’où chacun des chefs de guerre avait pénétré. On constata alors que l’église Saint-Jean était dans les limites de la ville conquise ’anwatan. Al-Walîd envoya chercher les chrétiens et leur dit : « Voici le droit que Dieu nous accorde pour faire la prière […]. Nous prendrons le droit que Dieu nous a accordé ». Ce récit, probablement inventé pour justifier après coup la confiscation de l’église par al-Walîd, est important parce qu’il souligne le fait que le droit de conquête est pour ainsi dire homologué et se concrétise par la construction de mosquées, lieux de prières des musulmans, dans le pays conquis. Une terre sur laquelle a été construite une mosquée devient par là même en droit une terre musulmane. Il ne fait par conséquent aucun doute que la conquête est pour les musulmans un moyen normal, voulu et conduit par Dieu, pour répandre la foi dans les pays des infidèles.

Néanmoins ce serait une erreur de penser que c’est le seul moyen. L’Islam s’est en effet propagé par des voies plus pacifiques. Les commerçants furent d’actifs propandistes. L’attrait des avantages matériels joua incontestablement un grand rôle. Enfin de nombreuses contrées, restées sociologiquement assez proches de ce qu’était l’Arabie à l’époque du Prophète, acceptèrent aisément une religion simple, qui n’était pas sans prestige aux yeux des autochtones et qui offrait à ses nouveaux fidèles ce qui était pour eux une promotion sur le plan social, voire économique : ainsi a-t-on pu remarquer qu’en Afrique les musulmans sont, ou, du moins, ont été l’élément le plus riche, par rapport aux convertis chrétiens et aux animistes.

Nous n’avons pas à passer en revue toutes les conquêtes dont parle Balâdhurî. Mais il y a un autre biais pour examiner la question de savoir si l’Islam est une religion conquérante : c’est de considérer l’idée que les musulmans se font du jihâd.

La première remarque à faire, c’est que la conception religieuse du jihâd, bien que fondée sur le Coran et les traditions prophétiques, n’est pas tombée du ciel en une doctrine parfaitement définie. Elle s’est formée peu à peu, à partir des commentaires et des travaux des juristes, eux-mêmes inspirés par les circonstances. D’une façon générale, on peut dire que de nombreux versets qui n’ont de sens immédiat qu’en fonction de situations particulières liées à l’action du Prophète et à la vie de sa Communauté, ont reçu une signification générale, voire une portée universelle. L’exemple le plus net est celui des versets qui rapprochent dans une même louange les muhâjirûn, ceux qui se sont expatriés au moment de l’hégire, et les mujâhidûn, ceux qui « luttent dans la voie de Dieu » (cf. 2, 218 ; 8, 72 et 75 ; 9, 20). Ces deux groupes de croyants ne pouvaient se rapporter qu’à des contemporains du Prophète. Puis on donna aux deux termes qui les désignaient une valeur religieuse générale : Dieu loue les hommes qui abandonnent tout pour Son service. Les mujâhidûn, les combattants du jihâd, représentent donc une élite comparable à ceux qui, afin de pouvoir observer librement la Loi divine, ont quitté leur pays et leur tribu pour se réfugier à Yathrib, la future Médine, la Ville du Prophète (Madinat al-Nabî). Cette généralisation fait donc du jihâd une action qui porte en elle une valeur religieuse que Dieu récompensera.

Le jihâd fut donc considéré comme une obligation pour les croyants ; certains jugèrent même qu’il constituait un sixième pilier de l’Islam, après la profession de foi, la prière, l’aumône légale, le jeûne de Ramadan et le pèlerinage. Mais ils ne furent pas suivis, car, si le jihâd est bien une obligation, elle n’est pas personnelle (fard áyn) ; elle est appelée fard kifâya, mot à mot : une obligation de suffisance, un devoir collectif qui pèse sur l’ensemble de la Communauté et exige d’elle qu’elle fournisse un nombre suffisant de combattants. Quoi qu’il en soit, le combattant se situe à un rang supérieur : « Les croyants qui restent assis (al-qâ’idûna, c’est-à-dire qui ne bougent pas de chez eux pour aller combattre), exception faite de ceux qui souffrent de quelque misère, ne sont pas égaux à ceux qui engagent leur personne et leurs biens dans le jihâd sur la voie de Dieu ; Dieu a distingué ceux qui combattent (al-mujâhidîn) de ceux qui restent assis chez eux, en les plaçant à un rang supérieur d’un degré […] ; Il les a distingués par une récompense considérable » (4, 95). Quant à ceux qui sont tués dans le combat, ils deviennent des martyrs (shuhadâ’). Le Prophète a dit : « Il n’y a personne entrant au Paradis qui désire retourner sur terre […] sauf le martyr. Il brûle du désir de revenir en ce monde et d’y être tué dix fois en raison de ce qu’il a vu de l’excellence du martyre ».

Voici sur ce thème un curieux hadîth : Ibn ’Abbâs (un des plus grands savants de la première génération de musulmans, mort en 687) a rapporté ces paroles que l’Envoyé de Dieu adressa à ses Compagnons : – Quand vos frères furent frappés à la bataille d’Ohod, Dieu mit leur esprit dans le jabot d’oiseaux verts qui descendent vers les fleuves du Paradis, mangent ses fruits et nichent dans des lampes d’or à l’ombre du Trône. Alors, quand ils eurent goûté la douceur de la nourriture, de la boisson et de la paix dont ils jouissaient, ils demandèrent qui pourrait dire à leurs frères à leur sujet qu’ils étaient vivants au Paradis afin qu’ils ne cessent de désirer y entrer et tomber dans la guerre. Dieu le Très-Haut dit qu’Il les informerait, et Il révéla le verset (3, 169) : « Ne crois surtout pas que ceux qui ont été tués dans la voie de Dieu sont morts. Non, ils sont vivants, bien pourvus auprès de leur Seigneur, heureux de ce que Dieu leur donne par Sa faveur. » – Le Prophète a encore dit à la louange du martyre : « Par celui entre les mains de qui est l’âme de Muhammad, l’expédition d’un matin ou d’un soir dans la voie de Dieu vaut plus que le monde et tout ce qu’il contient ; et pour chacun de vous, rester sur la ligne de bataille vaut mieux que ses prières pendant six ans ». Citons enfin ce hadîth retenu par six des grands traditionnistes : « Celui qui combat dans la voie de Dieu est comme celui qui jeûne, qui se tient en prière, qui observe avec dévotion les enseignements de Dieu, qui ne se lasse pas de jeûner et de prier jusqu’à ce que le mujâhid revienne de la guerre ». On voit donc que le jihâd, tant qu’il dure, est pour le combattant l’équivalent d’un jeûne et d’une prière continus, le jeûne et la prière étant des obligations personnelles. Terminons par une précision concernant une formule célèbre : « Le Paradis est à l’ombre des épées ». Elle est destinée à inspirer le désir du martyre. Comme Abû Mûsâ al-Ash’arî, un Compagnon du Prophète, la rappelait, on rapporte qu’un homme lui demanda s’il l’avait entendue de la bouche même de l’Envoyé. Abû Müsâ lui répondit qu’il l’avait en effet entendue. Alors l’homme dégaina, jeta au loin le fourreau de son épée, se jeta dans la mêlée et se battit jusqu’à ce qu’il soit tué.

Les docteurs, en s’appuyant sur de nombreux hadîth, ont défini la vraie nature du jihâd. Mais ce n’est pas là l’objet de notre communication. Notons simplement que la guerre sainte ne doit pas être inhumaine et sauvage : on ne doit pas tuer les vieillards, les femmes et les enfants tant qu’ils ne viennent pas en aide à l’ennemi combattant ; on ne tuera pas les moines, s’ils restent enfermés dans leurs couvents ; on ne coupera pas les arbres fruitiers ; on ne brûlera pas les moissons ; on n’abattra pas le bétail. Mais la seule question qui se rapporte à notre propos est de savoir si le jihâd a été conçu comme une guerre uniquement défensive ou également offensive. Si le jihâd n’est que défensif, il n’implique pas forcément la conquête. Mais s’il est offensif, il ne peut être déclaré qu’avec l’intention de conquérir.

Or c’est là une question à laquelle on ne peut clairement répondre, parce que les docteurs ne l’ont pas, à ma connaissance, délibérément traitée. Ce qui est sûr, c’est que certains d’entre eux penchent vers la conception d’une guerre défensive, et ils s’appuient sur des textes coraniques relatifs aux pactes conclus entre des musulmans et des infidèles. Notons qu’alors, la théorie du jihâd devient la base du droit international musulman.

La sourate IX contient les éléments principaux relatifs à cette question. Dieu y parle des pactes conclus avec les polythéistes (al-mushriqûn). Mais les versets sont loin d’être clairs et cohérents, à moins de les rapporter à des situations particulières et variées dans lesquelles s’est trouvé le Prophète. Ainsi en est-il du verset 5 : « Après que les mois sacrés se seront écoulés, tuez les polythéistes partout où vous les trouverez ; capturez-les, assiégez-les, dressez-leur toutes sortes d’embuscades ». Il s’agit bien là d’un jihâd offensif. Mais les mois sacrés sont une institution propre aux coutumes des Arabes d’alors ; la portée du verset s’en trouve réduite ; plus encore, les Mushriqûn sont les membres de tribus polythéistes qui n’existeront plus quand l’Islam se trouvera en face de pays chrétiens comme Byzance, la France carolingienne ou la Sicile. Mais, encore une fois, rien n’empêche un commentateur de généraliser la signification de tels textes. Néanmoins, d’autres versets semblent contenir un enseignement moins belliqueux. Par exemple (9, 5-6) : « Annonce à ceux qui font acte d’infidélité un châtiment douloureux, à l’exception des polythéistes avec lesquels vous avez conclu un pacte, et qui par la suite ne vous ont manqué (de parole en aucune des conditions du pacte) et qui ne sont venus en aide contre vous à aucun (des infidèles). Respectez donc envers eux leur pacte jusqu’à (ce que soit écoulée) la durée (pour laquelle vous l’avez conclu) ». Nous avons traduit ce verset en suivant le commentaire des Jalâlayn. Citons encore (9, 7) : « Tant qu’ils sont corrects avec vous, soyez corrects avec eux. » Sans doute est-il toujours questions des polythéistes. Mais on peut aisément étendre la portée de ces textes aux infidèles en général, donc aux juifs et aux chrétiens. Dieu reconnaît de tels pactes ; il oblige les croyants à les respecter, donc à ne pas attaquer les premiers pendant toute la durée du pacte. Mais rien n’assure que les infidèles le respecteront. S’ils le brisent à l’improviste, alors la défense s’impose, et de plus dans un tel cas, l’obligation du jihâd peut devenir personnelle : « S’ils violent leurs serments après avoir conclu un pacte, s’ils attaquent votre religion, combattez alors les chefs de l’infidélité. Il n’y a pour eux aucun serment. » C’est là une mise en garde ; par conséquent, si les musulmans ont des raisons de penser que les infidèles se préparent à briser les accords, les musulmans peuvent prendre les devants, et le jihâd devient offensif. Dieu a prévu le cas, et sur ce point, Sa parole est nette ; voici tout un ensemble de versets qui résument la question (8, 55-60) : « Les pires bêtes, aux yeux de Dieu, sont […] ceux avec qui tu as fait un pacte et qui chaque fois le violent ; eux, ils ne craignent pas Dieu. Et si tu viens à les rencontrer dans la guerre (harb), alors [par le châtiment exemplaire que tu leur infligeras], mets en fuite ceux [des combattants] qui viennent derrière eux. Peut-être se laisseront-ils persuader [par cet exemple]. Et si [par un indice qui t’apparaît], tu en viens à craindre de la part d’un peuple [qui a fait un pacte avec toi] une trahison [de leurs engagements], rejette également leur pacte […]. Préparez pour lutter contre eux tout ce que vous pourrez de forces [composées d’archers, selon une explication du Prophète rapportée par le traditionniste Muslim] et de cavalerie » ? Nous avons traduit ces versets en suivant le commentaire perpétuel des Jalâlayn. Quoi qu’il en soit, le Coran ne dit rien sur ce qu’il y aura à faire, une fois dépassé le terme fixé pour la durée du pacte. Or si le jihâd devient offensif, il devient conquérant. Les textes cités semblent bien autoriser cette interprétation.

Notons d’ailleurs que le monde se divise, pour les musulmans en deux domaines opposés : celui de l’Islam (dâr al-Islâm) et celui de la guerre (dâr al-harb). Or dès qu’il est admis que la Loi coranique doit devenir universelle et s’étendre au monde entier jusqu’au Jour de la Résurrection, que peut signifier cette division, sinon que les Croyants ont pour mission de conquérir le monde par les armes du jihâd, car, si on peut discuter sur le sens exact de ce dernier terme (traduit approximativement par « guerre sainte »), il est incontestable que le mot arabe harb signifie bien « guerre ».

On voit donc qu’il est difficile de savoir si essentiellement l’Islam est conquérant. Les considérations et les arguments pour et contre se balancent. Ce qui est sûr c’est qu’en fait il a conquis plusieurs pays par les armes et qu’il a toujours justifié ces conquêtes par des principes d’action tirés du Coran et du hadîth et par la garantie de Dieu. On peut dire aussi, sans crainte de se tromper, que de toutes les grandes religions considérées dans leur nature de religions, l’Islam est la seule qui se prête à l’accusation d’être conquérante.

Mais nous n’avons jusqu’ici considéré la question que du point de vue de l’image que l’Islam, par ses docteurs, par sa politique et par ses activités, a donnée de lui-même dans le passé. Or qu’en est-il aujourd’hui ? Il y a plusieurs remarques à faire à ce sujet. D’abord la division entre le Dâr al-Islâm et le Dâr al-harb n’est plus du tout aussi nette qu’autrefois quand le monde musulman avait des frontières communes et tranchées avec des pays chrétiens. Pensons aux États-Unis qui sont loin ; pensons même aux républiques musulmanes de l’ancienne URSS, voire à la partie musulmane de l’Empire des Tsars. Le Dâr al-harb a cessé d’avoir une configuration nette. Ensuite, le monde de l’Islam est divisé en plusieurs États dont les intérêts sont loin de concorder : la Communauté du Prophète est plus divisée que jamais. En outre les conditions de la guerre ont complètement changé. On ne voit pas un pays musulman, voire les pays musulmans, s’ils parvenaient à s’unir et à constituer une force armée convenable, lancer un jihâd contre le reste du monde qui deviendrait alors un moderne Dâr al-harb, ce qui fait beaucoup d’infidèles et d’ennemis répartis sur toute la planète. Sans doute Saddam Hussein a-t-il pu appeler à un jihâd lors de la guerre du Golfe. Mais ce n’était de toute évidence qu un thème de propagande. Ce qui est et reste vrai, car rien ne disparaît complètement en Islam, c’est que l’idée du jihâd n’a pas disparu des consciences et qu’elle peut toujours être réveillée. Elle garde une puissance mobilisatrice, qui d’ailleurs ne peut semble-t-il passer à l’acte dans les circonstances actuelles qu’en faveur de causes particulières et qui ne saurait par conséquent prendre corps sur une grande échelle.

Néanmoins, on ne peut nier que l’idéal du jihâd a repris vie dans la propagande de certains groupes de croyants, dont le plus connu est celui des Frères musulmans avec Hasan al-Banna et Sayyed Qutb. Ils ne cachent pas que leur but est de lutter contre tout ce qui est étranger à l’Islam. Ils luttent d’abord à l’intérieur même des pays musulmans, ce qui les a amenés à pratiquer un jihâd interne à l’encontre de ceux de leurs coréligionnaires accusés de pactiser avec l’Occident, avec le « Grand Satan », leTâghût dont parle le Coran en 8 versets. Serviteurs de ce Démon qui est l’Infidélité même, ils méritent la mort. Mais il ne s’agit pas là de conquêtes. Cette lutte interne n’a rien à voir, malgré son nom, avec le jihâd traditionnel, bien qu’elle ait eu des modèles anciens par exemple dans le terrorisme des Azraqites, aux premiers temps de l’Islam, qui massacraient, non pas des infidèles, mais des musulmans qu’ils accusaient d’apostasie et qu’ils tuaient tous, hommes, femmes vieillards, enfants : cette mesure expéditive s’appelait isti’râd. Les guerres de ce jihâd étaient nommées hurûb al-masâlih, c’est-à-dire « guerres pour les intérêts de l’Islam ». On connaît aussi le terrorisme de cette célèbre secte shi’ite extrémiste des Assassins. L’Islam africain offre également des exemples de jihâd sous cette forme : ainsi El-Hajj Omar pratiqua une « guerre sainte » contre des musulmans noirs qui ne partageaient pas ses convictions religieuses et politiques.

Nous venons d’employer ce nom de terrorisme. Dans la mesure où les Frères musulmans, les Islamistes et autres intégristes s’attaquent partout dans le monde aux intérêts des pays non musulmans pour les affaiblir, les déstabiliser, avec l’espoir de les réduire un jour à un état de désordre et d’impuissance qui permettrait de renverser leur civilisation, leur culture, leur religion, pour instaurer à leur place la Loi musulmane, ne peut-on pas considérer qu’ils mettent en œuvre de véritables moyens destinés à la conquête et adaptés aux temps modernes ? Dans ce cas, le terrorisme serait la forme actuelle d’un jihâd conquérant à long terme, ou un succédané du jihâd classique ? C’est certainement vrai dans l’esprit des tenants de ces doctrines, et ils le déclarent ouvertement. Mais comme ces groupes ne représentent pas tous les musulmans et qu’ils ne parlent qu’au nom de leur islam particulier, on ne peut honnêtement s’appuyer sur eux pour conclure que l’Islam est conquérant. Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’Islam, par beaucoup de ses traits et par son histoire passée, pose des problèmes que ne pose aucune autre des grandes religions. Il en résulte qu’on doit, à son égard, rester très attentif et garder une attitude de grande prudence. Pour terminer sur un cas particulier mais très significatif qui peut servir d’exemple, il est certain, à la suite de ce que nous venons de voir, que la création dans notre pays d’un centre d’études bouddhiques a une signification tout autre que la création d’un centre d’études musulmanes. Un penseur indien Mohammad Manzur Nomani, dans un livre en anglais intitulé Islamic Faith and Practice, déclare qu’il n’y a pas d’alternative à la reconnaissance de l’idéal d’une domination théocratique islamique. Cet idéal doit être réalisé par les musulmans dans les pays où ils ont la force. Quant à ceux qui vivent dans des pays non musulmans, l’auteur écrit : « Ils ne peuvent que chercher sincèrement et sérieusement, dans les limites de ce qui est faisable, à engager la société dominante ou des groupes influents à intégrer dans leur système politique autant d’idées musulmanes qu’il est possible ». Curieusement donc, alors que les pays européens se demandent comment intégrer les musulmans qui vivent sur leur sol, Mohammad Manzur Nomani pense que ce sont au contraire ces pays qui doivent intégrer dans leurs lois et leurs coutumes, le maximum d’éléments musulmans. C’est ce qu’il faut savoir.

Si ce genre de conquête n’est pas le fait des armes, elle n’en est pas moins le fait d’une volonté, non seulement de convertir des individus, ce qui est normal, mais de prendre pied et position dans la vie sociale et politique des pays de l’ancien Dâr al-harb. Il n’est plus alors question de jihâd armé, moins encore de terrorisme, mais d’un projet de conquête insinueuse qui n’en est pas moins une conquête. Néanmoins, ici encore, l’auteur ne représente que lui-même. Nous ne devons rien conclure hâtivement de ce qu’il écrit. Mais, répétons-le, de tels textes nous invitent à ne pas relâcher notre attention et à rester prudents.

Roger ARNALDEZ (1911-2006)

Agrégé de philosophie et docteur ès-lettres, M. Roger Arnaldez a tout d’abord été professeur de philosophie au lycée de Mont-de-Marsan (1937-1938), puis au lycée français du Caire (1938-1939). Sous-directeur de ce dernier établissement (1945-1946) après avoir enduré une longue captivité en Allemagne, il devient ensuite attaché culturel près l’ambassade de France au Caire (1948-1950), puis professeur de philosophie à l’Université d’Héliopolis (1950- 1955).
Professeur de langue et de littérature arabes à la Faculté des Lettres de Bordeaux (1955-1957), puis professeur de philosophie et de civilisation musulmanes à la Faculté des Lettres de Lyon (1956-1968), il termine sa carrière universitaire comme professeur de philosophie musulmane et d’islamologie (1969-1978) et directeur de l’ERA de lexicologie arabe à l’université de Paris-IV Sorbonne, dont il a été nommé Professeur émérite.
Au cours de sa carrière, il a accompli de nombreuses missions à l’étranger et participé à de nombreux congrès internationaux : Afghanistan, Algérie, Canada, Chili, Egypte, Espagne, Etats-Unis, Inde, Iran, Iraq, Italie, Jordanie, Liban, Maroc, Mauritanie, Pakistan, Sénégal, Syrie, Tunisie, URSS.

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