mardi 19 mars 2024

Examen du rapport d’information sur le rôle de la Marine nationale en Méditerranée (Assemblée nationale, Commission Défense, 7 février 2017)

M. Philippe Nauche, président. Nous allons procéder à l’examen, ouvert à la presse, du rapport d’information sur le rôle de la marine nationale en Méditerranée.

Ce sujet de mission d’information a été retenu par le bureau de notre commission car il permet de traiter d’une zone géographique dont on sait l’importance stratégique pour la France en s’intéressant aux activités multiples d’une de nos armées. C’est aussi l’occasion de mettre en évidence les tensions qui s’exercent sur notre outil de défense, particulièrement sollicité.

Je cède la parole aux rapporteurs, MM. Jean-David Ciot et Alain Marleix.

M. Jean-David Ciot, co-rapporteur. Au cours de la décennie actuelle, la Méditerranée aura été au cœur des préoccupations stratégiques et sécuritaires. Printemps arabes, crise syrienne, crise des migrants, le bassin méditerranéen demeure une zone d’effervescence géopolitique. Il reste un espace d’intérêt majeur du fait de son caractère hautement stratégique d’antichambre vers l’Atlantique à l’ouest, vers l’océan Indien et le Pacifique à l’est.

Au regard de cette actualité et compte tenu de l’importance de la Méditerranée pour la France, il était naturel que notre commission s’intéresse à l’action que nos forces armées conduisent dans cet espace ou à partir de cet espace. Plus singulièrement, il s’agissait d’analyser le rôle, ou plutôt les rôles, de la marine nationale. Il peut s’agir du rôle joué à l’intérieur du bassin méditerranéen, avec les opérations menées dans le cadre de l’action de l’État en mer (AEM). Il s’agit également du rôle joué à partir de celui-ci, ainsi qu’en témoigne la participation de la marine à l’opération Chammal.

En outre, ces rôles sont multiples : action opérationnelle quotidienne de nature essentiellement civile, comme l’AEM ; action strictement militaire plus ponctuelle mais de haute intensité, à l’image de l’opération Chammal ; action « diplomatique » et de coopération, avec les partenariats noués avec les marines étrangères ; action dans le domaine industriel enfin, avec le soutien aux exportations d’armement.

Notre rapport ne prétend pas à l’exhaustivité en établissant un audit complet de l’ensemble des missions menées par la marine en Méditerranée. Il vise à faire état des grandes tendances actuellement à l’œuvre ou prévisibles à moyen terme, et à envisager leurs conséquences possibles sur la conduite de ces missions.

Il s’inscrit également dans la perspective d’une défense « à 360° ». Des crises majeures se sont récemment produites aux marges orientales de l’Europe, et elles ont légitimement focalisé l’attention de nos partenaires au sein de l’Union européenne comme de l’Alliance atlantique. Mais les risques et les menaces ne se concentrent pas uniquement à l’est. Le flanc sud est également un espace de tensions majeures et susceptibles d’entraîner des changements profonds à terme.

Nous avons choisi de mener notre analyse en deux temps. Nous avons d’abord dressé un panorama des enjeux stratégiques et des capacités navales en Méditerranée. Puis nous avons consacré des développements substantiels à la description des différents rôles et missions de notre marine dans cette zone.

Tout d’abord donc, quelques mots concernant les enjeux stratégiques. Naturellement, il ne s’agit pas pour nous de dresser la liste de l’ensemble des « dossiers méditerranéens ». Il s’agit en revanche d’opérer des choix et de présenter certains enjeux dès lors que, selon nous, ils sont susceptibles de produire des conséquences notables et de concerner, plus ou moins directement, la France et sa marine.

Avant d’aborder ces différents points, quelques rappels très rapides sur l’importance de la Méditerranée en termes économiques et stratégiques, qui est sans commune mesure avec sa réalité géographique. En effet, alors qu’elle ne représente qu’1 % de la surface des mers du globe, la Méditerranée concentre 25 % du trafic maritime global, dont 30 % du trafic pétrolier mondial. Le canal de Suez est un vecteur-clé d’approvisionnement en hydrocarbures de l’Europe, mais également du continent américain, via le détroit de Gibraltar. Au total, ce sont près de 2 000 navires de toutes sortes qui, quotidiennement, sont présents à la mer ou dans un port méditerranéen. Je rappelle que la route qui traverse l’océan Indien puis la mer Rouge pour arriver en Méditerranée constitue la voie principale qui relie l’Asie à l’Europe, notamment pour ce qui concerne le trafic de marchandises.

Quels sont donc, selon nous, les tensions et enjeux susceptibles de « faire l’actualité » de la Méditerranée à moyen terme ? Je précise que nous avons choisi de ne pas traiter les enjeux régionaux historiques non encore résolus, comme le conflit israélo-palestinien ou la question chypriote. Ils n’entraient pas dans le mandat de notre mission et, par ailleurs, chacun mériterait un rapport spécifique. Nous n’avons pas non plus analysé la crise syrienne en tant que telle : il s’agit d’un dossier particulièrement complexe qui reste encore d’une actualité brûlante, et par conséquent peu propice à une analyse satisfaisante.

Premier enjeu : la question énergétique, dont on peut se demander si elle constituera un facteur d’exacerbation ou de réduction des tensions dans la zone. Entamée il y a dix ans, l’exploitation de champs gaziers en Méditerranée orientale s’accélère depuis 2009. Cette accélération est due à la découverte de gisements au large d’Israël, de l’Égypte, du Liban et de Chypre. Ces gisements sont considérables. En tout, le bassin du Levant contiendrait plus de 3 500 milliards de mètres cubes de gaz naturel, soit l’équivalent de la production mondiale annuelle.

La présence de telles ressources est susceptible de produire des dynamiques de sens opposés. Si l’on est de nature pessimiste, on peut penser qu’elle attisera les rivalités entre les pays concernés. C’est déjà le cas dans la perspective du tracé des frontières maritimes, alors que le moindre km² peut receler des ressources gigantesques. En témoigne le conflit entre Israël et le Liban sur cette question.

Si l’on est plus optimiste, on peut estimer qu’elle obligera, par réalisme, l’ensemble de ces États à relativiser les différends qui existent entre eux et à négocier un partage de la ressource. En réalité, il est probable que les deux dynamiques se succèdent : les rivalités seront sans doute exacerbées à court terme, mais la recherche d’un compromis mutuellement avantageux pourrait l’emporter à moyen terme.

Deuxième enjeu : les possibles implications du pivot américain vers l’Asie. Portée par l’ancien président Obama, cette doctrine prend acte de la redistribution des puissances, du basculement des pôles mondiaux et du fait que les intérêts économiques et sécuritaires des États-Unis sont « inextricablement liés » à la zone Asie Pacifique, ainsi que l’affirme un rapport du ministère américain de la Défense. S’il s’opérait effectivement sur une vaste échelle, ce basculement stratégique pourrait concerner la Méditerranée puisque les États-Unis pourraient être amenés à redistribuer leurs capacités au profit de la zone Asie-Pacifique.

À l’heure actuelle des inconnues demeurent, et l’élection de Donald Trump n’a pas contribué à les dissiper, bien au contraire. La nouvelle administration maintiendra-t-elle la dynamique du « pivot », alors que le président Trump a récemment décidé de retirer les États-Unis de l’accord de partenariat transpacifique ? Que celle-ci soit maintenue ou non, quid des déclarations du président américain poussant les alliés des États-Unis à assurer eux-mêmes leur protection, ou en tout cas à renforcer leur participation dans l’Alliance atlantique ?

Il est toutefois certain que les États-Unis ne se désintéresseront jamais totalement de la Méditerranée, pour au moins trois raisons : l’attachement à la défense de la liberté de navigation, cruciale pour les échanges ; la nécessité de garantir la sécurité de leurs ressortissants présents dans la zone ; et la contribution à la sécurité d’Israël.

Troisième enjeu : le retour de la puissance russe pour la préservation de ses intérêts stratégiques. L’action de la Russie en Méditerranée semble répondre à deux impératifs, au-delà de la volonté historique d’accès aux « mers chaudes » et d’une stratégie globale de démonstration de puissance. Le premier tient à la préservation de ses capacités stratégiques, avec notamment les bases de Tartous et de Lattaquié en Syrie. Le second tient à la volonté de contenir une possible extension de la menace djihadiste vers son territoire. En effet, les combattants de Daech originaires de Russie forment l’un des principaux contingents étrangers de l’organisation terroriste. Aussi, aux yeux de Moscou, la Syrie constitue un « verrou » qui doit résister, au risque, dans le cas contraire, de provoquer une remontée de djihadistes par la Turquie, notamment au niveau des républiques à majorité musulmane du Caucase – Daghestan ou Tchétchénie. J’ajoute que même si le champ d’intervention de l’opération Sophia était étendu aux eaux territoriales libyennes, il n’en recouvrirait toujours pas pour autant la totalité des zones d’actions des filières de passeurs et de trafiquants. En effet, ces filières ne s’organisent pas seulement dans les ports ; elles prennent leurs racines à l’intérieur des terres. La ligne des côtes libyennes n’est en réalité que notre dernière ligne de défense en Méditerranée avant notre territoire national, et la tenir ne nous dispensera pas d’un dispositif de défense de l’avant, dans le Sahel.

M. Alain Marleix, co-rapporteur. Quatrième enjeu : il concerne la Turquie. Ce pays a pu faire preuve d’une certaine ambiguïté voire d’ambivalence dans la crise syrienne et dans la lutte contre les différents groupes terroristes islamistes. Les autorités turques ont estimé, au moins dans un premier temps, que la menace la plus directe et la plus dangereuse était représentée par les Kurdes, et non par les organisations djihadistes. Bien que membre de l’OTAN, elle a longtemps refusé l’accès à ses bases aériennes aux membres de la coalition contre Daech.

Sa situation intérieure reste préoccupante, principalement à cause de la question kurde et du conflit meurtrier qui oppose, depuis 1984, le pouvoir turc au PKK. Par ailleurs, le glissement autoritaire du président Erdogan, entamé dès le début des années 2010, s’est renforcé ces derniers mois. En témoigne notamment la répression exercée à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Dernier symbole de cette dynamique : le Parlement turc a récemment adopté le projet de révision constitutionnelle renforçant les pouvoirs présidentiels. Le texte, on le sait, doit être soumis à référendum au printemps.

Cinquième enjeu : il a trait à la Chine, dont on peut se demander s’il s’agit d’une puissance méditerranéenne en devenir. La Chine reste encore discrète, mais elle est bien présente au travers notamment d’investissements importants dans des infrastructures portuaires et des flottes commerciales. Elle détient ainsi la majorité des parts du port du Pirée en Grèce, mais également des participations dans des ports en Algérie, en Égypte, en Israël, en Turquie, ou encore en Italie. Par ailleurs sa présence et son action militaires se développent. En 2015 et pour la première fois de son histoire, la flotte militaire chinoise aura participé pendant dix jours à des exercices conjoints avec la Russie en Méditerranée orientale.

J’en viens maintenant aux enjeux relatifs aux pays de la rive sud de la Méditerranée, avec un panorama d’ouest en est.

À partir de la fin de l’année 2010, l’ensemble de ces pays a été confronté à des soulèvements populaires massifs qui, pour certains, ont mis un terme à des régimes autoritaires en place depuis des décennies. Ces « Printemps arabes », ou prétendus tels, ont constitué un séisme géopolitique majeur, dont les répliques vont sans doute encore se faire sentir à l’avenir.

Le Maroc a su maintenir sa grande stabilité, mais fait face à des tensions persistantes. Contrairement à ce qui a pu se passer dans d’autres pays, le pouvoir marocain n’a pas été remis en cause. Face aux contestations, les autorités ont réagi rapidement et de manière constructive, le roi Mohammed VI faisant état de sa volonté de réviser la Constitution dans le but de rééquilibrer les pouvoirs. Cette ouverture s’est également traduite par l’organisation d’élections législatives anticipées en novembre 2011. Les tensions économiques et sociales restent toutefois vives, et la situation politique est complexe. En effet, depuis les élections législatives d’octobre 2016, le Premier ministre Benkirane tente sans succès de former un gouvernement de coalition.

Son voisin, l’Algérie, est assez largement resté à l’écart des Printemps arabes. Ceci est dû notamment : à la mise en œuvre de mesures de nature économique et sociale ; et à l’engagement d’un processus de début de réforme politique. N’oublions pas que le pays a souffert de la guerre civile dans les années 1990 et qu’il reste profondément marqué par ce conflit interne. Son principal défi et les principales inconnues ont trait à la succession du président Bouteflika. Depuis qu’il a été victime d’un accident vasculaire cérébral en 2013, celui-ci n’apparaît plus que très rarement en public. Il a toutefois été triomphalement réélu en avril 2014, dès le premier tour, avec 81,5 % des suffrages. Les dynamiques à l’œuvre quant à sa succession restent très incertaines et difficilement compréhensibles. Plusieurs noms circulent, sans qu’il soit possible de déterminer clairement les réelles ambitions et les chances de chacun des prétendants potentiels, à défaut d’être déclarés. Il semble en tout état de cause acquis que l’armée jouera un rôle de premier plan l’heure venue, compte tenu, d’une part, de l’importance de l’Armée nationale populaire dans la politique algérienne et, d’autre part, compte tenu de son implantation sur l’ensemble du territoire algérien et de l’étendue de ses moyens, qui comparativement aux autres pays du Maghreb est considérable.

La Tunisie, symbole des Printemps arabes, fait face à d’importantes menaces de déstabilisation. En premier lieu, le pays est confronté au terrorisme. Plusieurs actions ont été menées en 2015 et 2016, notamment l’attaque de la ville de Ben Gardane par un groupe affilié à Daech. En deuxième lieu, la Tunisie est en première ligne face à la crise libyenne. Enfin, elle constitue un terreau fertile pour les dijhadistes. Au plan intérieur, le pays compte encore plusieurs maquis islamistes. Sur le plan extérieur, la Tunisie est le pays qui compte, en proportion de sa population, le plus grand nombre de combattants étrangers en Libye, en Syrie et en Irak, avec quelque 6 000 combattants. Même si nombre d’entre eux sont probablement morts au combat, ce sont potentiellement plusieurs centaines voire plusieurs milliers de djihadistes qui pourraient revenir en Tunisie. Il s’agit sans doute là de la principale menace pour la stabilité du pays et, par ricochet, pour la Méditerranée dans son ensemble.

En Libye, la situation sécuritaire et l’incertitude politique sont particulièrement préoccupantes. Le pays est plongé dans un chaos institutionnel et sécuritaire depuis l’écroulement de l’État libyen, une situation qui a favorisé l’expansion djihadiste. La Libye constitue le principal foyer de développement d’AQMI dans la zone Afrique du Nord, mais également de Daech en dehors de l’Irak et de la Syrie. Des succès notables ont été accomplis, à l’image de la reprise de Syrte des mains des combattants de Daech. Mais ils restent modestes au regard de la situation d’ensemble. Le pays fait face à un risque de dissémination des groupes djihadistes précédemment mis en déroute et, par ailleurs, le processus de réconciliation politique issu de l’accord de Skhirat reste particulièrement incertain. La Libye dispose certes d’un gouvernement reconnu par la communauté internationale, conduit par le Premier ministre Fayez al-Sarraj. Mais celui-ci continue de faire face à des oppositions, des réticences, voire à la franche hostilité d’autres acteurs. On peut notamment penser au maréchal Haftar, chef de l’Armée nationale libyenne, homme fort de la Cyrénaïque soutenu par le Parlement de Tobrouk, lui-même hostile au Gouvernement de Tripoli. La situation libyenne reste donc critique et génératrice d’instabilité au niveau régional, et ce sur les deux rives de la Méditerranée, ainsi qu’en témoigne la crise migratoire dont la Libye constitue l’un des foyers principaux.

Je termine ce tour d’horizon avec l’Égypte, qui constitue un partenaire incontournable pour la sécurité de la mer Rouge et de la Méditerranée orientale.

On peut distinguer quatre grands fronts djihadistes dans la zone Méditerranée et Afrique du Nord : le Levant, la péninsule du Sinaï, la Libye et la bande sahélo-saharienne. Même si les prévisions en matière géopolitique sont un exercice difficile, on ne peut pas totalement ignorer le risque que représenterait l’unification de ces quatre fronts. Pour les pays européens, se pose la question suivante : où tracer la frontière sud de leurs intérêts sécuritaires pour lutter le plus efficacement possible contre le terrorisme islamiste et éviter l’unification de ces fronts ?

Pour ce faire, il convient d’assurer une solide « défense de l’avant ». C’est à quoi la France s’emploie, notamment dans la bande sahélo-saharienne (BSS), et elle est bien souvent insuffisamment soutenue par ses partenaires dans la conduite de cette mission.

Mais il faut également affermir nos liens avec la puissance régionale majeure qu’est l’Égypte. Située au carrefour de ces quatre fronts, elle constitue un nœud absolument crucial, en tant que pièce maîtresse permettant de « tenir » la Méditerranée et la mer Rouge. Des relations fortes ont été tissées entre la France et l’Égypte et ce à tous niveaux : politique, économique, stratégique. Ces liens sont particulièrement précieux et doivent, le cas échéant, être encore renforcés.

Je vous propose maintenant d’établir un panorama très rapide des capacités navales présentes en Méditerranée. Vous trouverez des développements complets dans le rapport écrit.

Je commence bien sûr avec la marine nationale française, pour qui la Méditerranée constitue le centre névralgique et le principal point d’ancrage avec la base de Toulon chère à notre collègue Philippe Vitel. Au total, 35 % des bâtiments de surface et sous-marins et 14 % des aéronefs de la marine sont basés en Méditerranée, ces unités permettant de couvrir une grande partie du spectre opérationnel.

Concernant les pays de la rive sud, on constate une dynamique assez partagée de renforcement et de modernisation des capacités navales. Quelques exemples parmi les plus révélateurs. Le Maroc compte une FREMM achetée à la France et nourrit en outre des ambitions en matière de lutte anti-sous-marine. L’Algérie a récemment réceptionné deux frégates de classe Meko A200. Elle n’a pas non plus négligé sa composante sous-marine : deux sous-marins Kilo 636 ont été livrés en 2009, et deux autres unités ont été commandées en 2014. L’Égypte compte 11 bâtiments de premier rang, dont une FREMM et les deux BPC initialement destinés à la Russie. En outre, quatre corvettes de type Gowind 2 500 françaises ont été commandées en 2014, deux autres unités étant prévues en option. Le pays s’est également lancé dans le renouvellement de sa flotte sous-marine, avec la réception d’un premier bâtiment fin 2016.

Concernant les pays de la rive nord, la marine espagnole compte 12 bâtiments de premier rang, trois bâtiments amphibies et trois sous-marins classiques. La marine italienne dispose de presque tout le spectre des capacités navales avec 27 bâtiments de premier rang dont des frégates de défense aérienne, des FREMM, des bâtiments amphibies, deux porte-aéronefs et huit sous-marins classiques. Les forces navales turques sont puissantes, le pays cherchant à développer ses capacités nationales de construction navale. La marine turque dispose de 24 bâtiments de premier rang et de 14 sous-marins classiques.

Quelques mots très rapides sur deux marines non méditerranéennes mais bien présentes dans cette zone. Comme vous le savez, les États-Unis sont présents en permanence en Méditerranée avec la VIe flotte. Quatre bâtiments de premier rang sont basés à Rota en Espagne, en Andalousie atlantique, et un bâtiment de commandement est basé à Gaète en Italie. La marine russe entretient une présence navale permanente en Méditerranée et mer Noire depuis 2012. Elle a fait la démonstration de ses capacités missiles de croisière, qui ont été employées à partir de la Méditerranée orientale à l’occasion de frappes à destination de la Syrie. La Russie a même déployé à plusieurs reprises son groupe aéronaval, emmené par le porte-avions Kuznetsov, entre novembre 2016 et janvier 2017. Pendant son déploiement en Méditerranée, celui-ci était notamment accompagné par deux sous-marins, lesquels ne sont apparemment pas repartis immédiatement avec le porte-avions.

M. Jean-David Ciot, co-rapporteur. Le décor géostratégique et capacitaire étant planté, nous en venons à l’action conduite par notre marine en Méditerranée, qui peut être présentée selon trois axes : l’action opérationnelle, l’action « diplomatique » avec l’aspect coopération, et l’action menée en soutien à notre industrie de défense.

L’action opérationnelle peut être déclinée en trois volets : l’action quotidienne menée à l’intérieur du bassin Méditerranéen : avec notamment l’action de l’État en mer ; les opérations non permanentes, de nature militaire ; la participation à la gestion des crises migratoires.

Je ne reviendrai pas sur les différentes missions menées au titre de l’AEM et sur les différents acteurs qui y participent, vous les connaissez parfaitement. Je souhaite en revanche mettre l’accent sur un certain nombre de sujets.

La question environnementale est primordiale dans cette zone. Je rappelle que 45 % des eaux sous juridiction française sont classées en aires marines protégées. La lutte contre les pollutions, qu’elles soient accidentelles ou volontaires, revêt donc une importance particulière. Un point d’attention pour l’avenir tient au développement de fermes pilotes d’éoliennes sur les côtes méditerranéennes. De tels projets ne seront pas sans conséquences dans la conduite de l’AEM, en termes de régulation de la navigation et de protection des installations concernées.

Dans le domaine de la lutte contre les trafics de stupéfiants, des évolutions sont également à signaler. Si l’on constate une diminution des go-fast à l’intérieur du bassin méditerranéen, on note dans le même temps un développement des trafics intercontinentaux de stupéfiants en provenance d’Amérique du sud. Là aussi, le changement de nature du risque aura pour conséquence une évolution de la réponse opérationnelle.

Enfin, la protection des navires français assurant les liaisons transméditerranéennes, entre la Corse et le continent et à destination ou en provenance d’Afrique du Nord, constitue un nouvel enjeu. Afin de réduire la vulnérabilité dans ce domaine, la marine a procédé au renforcement des capacités de contrôle de la gendarmerie maritime dans plusieurs ports à passagers tels que Nice et Sète.

En termes statistiques, la Méditerranée représente environ 30 % des heures de mer et de vol réalisées au titre de l’AEM au niveau national. La lutte contre les pollutions y est importante puisqu’elle concentre 44 % des heures de mer et 42 % des heures de vol nationales réalisées au titre de cette mission. Elle représente également la deuxième zone en matière de lutte contre les trafics illicites au niveau national, avec 41 % des heures de mer et 36 % des heures de vol réalisées à ce titre. Enfin, les actions de sauvetage et d’assistance constituent une autre mission primordiale de l’AEM en Méditerranée puisque cette dernière concentre 45 % des heures de mer consacrées à ces opérations au niveau national.

J’en viens maintenant aux opérations non permanentes. Globalement, depuis 2012, on constate que le nombre d’opérations augmente, que ces opérations se déclenchent de plus en plus rapidement compte tenu de l’actualité et de l’exigence de réactivité politique, qu’elles ont tendance à s’inscrire dans la durée, et qu’elles impliquent systématiquement des capacités de « haut du spectre ». En résumé, ces opérations sont plus nombreuses, plus intenses et plus longues. Elles mobilisent donc davantage nos capacités maritimes.

Entre 2012 et 2013, les temps de présence des forces en Méditerranée orientale avaient presque triplé. De 183 jours de présence dans cette zone en 2012 on était passé à 533 jours en 2013, et 577 jours en 2015. Depuis 2015, on constate un pic d’activité sous l’effet, d’une part, d’une augmentation des zones où la présence de la marine est requise et, d’autre part, de l’élargissement du spectre des missions menées. On peut évoquer : la participation du groupe aéronaval à l’opération Chammal ; les missions ISR en Méditerranée centrale et orientale ; la participation des unités de la marine aux opérations de gestion de la crise migratoire dans ces mêmes zones ; ou encore la relève de l’opération Daman, au Liban.

Au total, en 2015, 26 % des jours de mer des unités de la force d’action navale, 54 % des jours de mer des SNA et 23 % des heures de vol des aéronefs de la flotte ont été réalisés en Méditerranée.

Nous souhaitons évoquer en détail l’opération Sophia, qui a fait l’objet d’un déplacement de la mission d’information à Rome. Quelques rappels d’actualité tout d’abord. Le Conseil de l’Union européenne a prorogé l’opération d’un an, jusqu’au 27 juillet 2017. Il a également complété son mandat en ajoutant deux nouvelles missions :

– la formation des garde-côtes libyens et de la marine libyenne. Elle a débuté à la fin octobre 2016 et 78 garde-côtes ont été sélectionnés à cet effet ;

– la participation à la mise en œuvre de l’embargo des Nations unies sur les armes en haute mer au large des côtes libyennes.

Enfin, sa zone d’opération a été étendue à l’est, à la hauteur de la frontière entre la Libye et l’Égypte.

Quel bilan pour Sophia ? Une citation de Gandhi nous a semblé résumer parfaitement la situation : « Tout ce que tu feras est dérisoire, mais il est essentiel que tu le fasses. »

Sophia est « essentielle » car elle a permis de sauver des milliers de vies, et que les pays européens ne pouvaient pas rester inactifs face à la détresse de ceux qui s’échouent sur ses côtes ou qui disparaissent en mer. Dans le même temps, elle est et restera, par nature, « dérisoire ». Dérisoire car elle ne répond qu’aux symptômes de la crise et non à ses causes, bien plus globales. Dérisoire, elle l’est également au regard de son mandat.

En effet, jusqu’à très récemment, l’action menée par ses unités n’était pas celle pour laquelle elle avait reçu mandat. Les actions de sauvetage relèvent de la simple application des obligations découlant du droit de la mer. De fait, elles ne figurent nulle part dans la décision PESC mettant en place l’opération et précisant son mandat. En revanche, les résultats concrets de la lutte contre les passeurs et trafiquants qui, elle, constitue le cœur du mandat, se sont révélés somme toute modestes au regard des moyens engagés. Selon le premier bilan de l’opération tracé à la mi-juin 2016, 71 trafiquants présumés avaient été arrêtés et remis aux autorités judiciaires italiennes, et 139 embarcations avaient été neutralisées. Si l’on met en rapport ces résultats avec le budget commun de fonctionnement de l’opération, soit 12 millions d’euros environ sur un an, on peut s’interroger sur la disproportion entre les moyens engagés et les effets obtenus. D’autant que ne sont pas pris en compte les coûts opérationnels supportés par chaque État contributeur. Le dernier bilan disponible, établi au 31 décembre 2016, fait état de 101 individus appréhendés, de 372 embarcations neutralisées et de 253 actions entreprises au titre de la mise en œuvre de l’embargo sur les armes.

En résumé, Sophia a rempli et continue de remplir une mission humanitaire de grande valeur. Mais cette mission ne figure pas dans son mandat et, au surplus, elle incombe par principe à l’ensemble des navires, civils ou militaires, sur toutes les mers du globe et en toutes circonstances. En revanche, Sophia n’a manifestement pas rempli la mission « militaro-policière » pour laquelle elle a été mise en place. Du moins, les résultats ne sont pas à la mesure des moyens matériels et financiers mobilisés.

La volonté politique des États contributeurs et la qualité des éléments déployés ne sont naturellement pas en cause. Mais fondamentalement, Sophia ne remplira pas la mission pour laquelle elle a été créée tant que ses unités ne pourront pas agir dans les eaux territoriales libyennes.

Un autre paradoxe de Sophia est que, alors qu’elle a été mise en place pour contribuer au démantèlement des réseaux de passeurs, elle aboutit, à certains égards, à consolider leur activité en améliorant leur « offre », si vous nous permettez cette expression. En effet, elle constitue pour les migrants une garantie supplémentaire d’atteindre les rivages européens. Les passeurs l’ont rapidement compris et ont adapté leurs modes opératoires : certains n’hésitent plus à ne fournir que le niveau de carburant strictement nécessaire aux embarcations pour sortir des eaux territoriales libyennes, à charge pour les migrants de passer ensuite des appels de détresse à destination des navires présents sur zone. L’envoyé spécial de l’ONU pour la Libye, M. Martin Kobler a d’ailleurs lui-même reconnu cette limite, en estimant que Sophia crée « un appel d’air ».

Il n’est évidemment pas question de remettre en cause l’action humanitaire des unités participant à l’opération. Mais c’est un paradoxe qu’il convient de garder à l’esprit et qui perdurera tant que les eaux territoriales libyennes resteront un sanctuaire pour les passeurs, et que l’action de Sophia restera limitée à la haute mer. L’action diplomatique est essentielle pour pouvoir régler ce problème.

M. Alain Marleix, co-rapporteur. Je vais maintenant aborder les relations entretenues avec les marines riveraines. Elles revêtent deux aspects : les actions de coopération et les actions de formation.

Concernant la coopération et au niveau de la rive nord, les principaux partenaires de la marine nationale sont l’Espagne et l’Italie, mais également le Portugal et Chypre. Avec les trois premiers, la relation bilatérale dans le domaine naval est d’ailleurs encadrée par un plan de coopération, validé périodiquement par les états-majors des marines concernées. Au-delà des relations bilatérales, les interactions entre la marine nationale française et les autres marines de la rive nord se déroulent également dans un cadre multilatéral, notamment au sein de l’OTAN. Elles peuvent aussi se traduire par la participation à des exercices et des entraînements spécifiques organisés par la France.

Avec les pays de la rive sud, les activités de coopération opérationnelle sont organisées, selon le partenaire, sur une base annuelle ou bisannuelle. Deux pays se détachent nettement. L’Égypte constitue naturellement notre partenaire principal, et la coopération entre les deux marines prend corps avec l’exercice Cleopatra. Par ailleurs, un exercice Ramsès d’interactions avec le groupe aéronaval français a été organisé au mois de mars 2016.

Le Maroc est notre deuxième partenaire et, à cet égard, la vente d’une FREMM à ce pays a permis à sa marine de franchir une marche opérationnelle et de dynamiser le partenariat avec la France. En outre, un exercice annuel de sécurité et de sûreté maritimes, Chébec, est organisé entre nos deux marines.

Avec Israël, la coopération est à ce stade plus modeste, mais elle prend progressivement de l’ampleur. En témoignent la multiplication des escales de la marine nationale dans le port de Haïfa, et l’organisation de l’exercice annuel Carmel.

La coopération est en revanche peu développée avec les autres pays de la rive sud. Avec la Tunisie, elle est structurellement modeste compte tenu notamment des différences de niveau opérationnel et de la disponibilité des équipements tunisiens. Elle s’est toutefois intensifiée depuis les attentats qui ont touché le pays et se concrétise notamment dans le domaine de la protection défense. Des audits de protection des bases navales ont ainsi été conduits par la force des fusiliers-marins et commandos française. Un exercice annuel, Pangolin est également organisé. Avec l’Algérie, un exercice de sécurité et sûreté maritimes, Raïs Hamidou, a lieu tous les ans. Avec le Liban, les relations prennent la forme d’escales et passent par l’organisation d’un exercice bilatéral Cèdre bleu.

Nous devons dire un mot de notre coopération avec une marine extérieure au bassin méditerranéen : la Navy américaine. La marine nationale est sa première alliée, ce qui témoigne de son excellence opérationnelle et de sa maîtrise de l’ensemble des capacités militaires. Il faut d’ailleurs souligner l’événement qu’a constitué la prise de commandement par le porte-avions Charles-de-Gaulle, en décembre 2015, de la Task Force 50 américaine dans le cadre d’Arromanches 2. Le symbole était particulièrement fort et révélateur, puisque cette Task Force n’avait jusqu’alors jamais été dirigée par une force navale étrangère.

Concernant les formations délivrées par la marine nationale aux marins étrangers, il faut souligner qu’elles sont mutuellement bénéfiques. Pour les marines étrangères, elles permettent l’acquisition ou le renforcement de certaines compétences et savoir-faire. Pour la France, il s’agit d’un outil d’influence. Pour les deux marines, elles permettent d’accroître leur connaissance mutuelle et l’interopérabilité de leurs unités. Ces actions sont naturellement, mais pas seulement, liées aux relations nouées au niveau industriel dans le cadre des exportations d’armement, domaine dans lequel la France a beaucoup progressé.

Le principe est que la marine nationale n’offre pas de formations « sur-mesure » aux stagiaires étrangers. Elle propose uniquement des formations destinées par ailleurs à son propre personnel. Une telle politique impose un certain nombre de prérequis dont, en principe, la pratique de la langue française. Logiquement, elle limite aussi le champ des offres possibles puisqu’une partie des formations est interdite aux stagiaires étrangers pour d’évidentes raisons de confidentialité. Les demandes spécifiques de formation seront dès lors redirigées vers un prestataire extérieur, généralement le groupe Défense Conseil International. Ces formations « externalisées » sont labellisées par la marine nationale afin d’assurer leur conformité aux standards opérationnels et de ne pas dégrader le degré de qualité recherché par les bénéficiaires.

Dernier rôle que nous souhaitons présenter : l’action indispensable de la marine en matière de soutien aux exportations. En témoignent les expressions utilisées par les industriels que nous avons rencontrés et qui ont évoqué le « soutien remarquable » de la marine, ou encore la « relation exceptionnelle » entretenue avec elle.

Nous tenons toutefois à rappeler que si les actions de SOUTEX sont indispensables, une exigence doit primer : c’est la préservation des capacités opérationnelles de notre marine. Dans ce domaine comme dans celui de la formation, il existe un équilibre à préserver. Il ne faut pas « sacrifier » la capacité opérationnelle de notre marine sur l’autel des exportations, en réduisant ou en reportant les livraisons qui lui sont destinées pour satisfaire une demande étrangère. C’est un point très important et il convient d’être très attentif à ce sujet. Je rappelle que si l’aspect export n’est pas étranger à la conception de la frégate de taille intermédiaire (FTI), ce navire a aussi et d’abord vocation à satisfaire les besoins de la marine nationale pour respecter la trame de 15 frégates de premier rang.

En guise de conclusion nous souhaitons formuler quelques observations.

Sur l’opération Sophia, nous estimons que tant qu’elle ne pourra pas déployer son action dans les eaux territoriales libyennes, elle sera incapable d’honorer son mandat. Même s’il s’agit d’un dossier sensible pour les autorités libyennes avec des considérations légitimes en termes de souveraineté, une telle extension est indispensable. Tout doit donc être entrepris au niveau diplomatique, que ce soit au Conseil de sécurité des Nations unies ou directement avec les autorités libyennes pour obtenir l’accès à ces zones. Nous pensons que les États européens ne devraient pas s’interdire d’exercer une pression en ce sens, par exemple en conditionnant les actions de formation des garde-côtes libyens à une garantie d’accès.

En revanche, dans l’hypothèse où cet accès demeurerait interdit, nous devrions sans doute envisager un rééquilibrage entre les moyens militaires et civils. Une partie des moyens militaires actuels contribuerait naturellement au contrôle de l’embargo. Une autre partie continuerait à exercer des missions de secours, mais le recours aux capacités civiles devrait être plus largement recherché. L’Union européenne pourrait ainsi participer davantage à l’affrètement de navires civils. Directement, en armant des navires, ou indirectement, en participant au financement de structures civiles compétentes, dont nous tenons par ailleurs à saluer l’action. Cela permettrait de redéployer une partie des moyens militaires actuels, par nature précieux et comptés, vers des missions de nature réellement militaire. Mais cela permettrait également de réduire le coût du déploiement, tout en continuant à porter assistance aux migrants.

M. Jean-David Ciot, co-rapporteur. Enfin et surtout, nous tenons à formuler des observations de portée plus générale et plus prospective qui sont valables au-delà du « cas » méditerranéen.

La marine française est la seule marine européenne réellement présente et crédible en Méditerranée, car en mesure d’agir sur l’ensemble du spectre des missions. Quelles sont à l’heure actuelle les « vraies » marines en Europe, capables matériellement et prêtes « psychologiquement » à mener tout type de missions et d’opérations, y compris de haut du spectre ? La marine britannique reste une grande marine mais elle fait face à des défis majeurs, tant en termes de ressources humaines qu’en termes capacitaires. La marine allemande, à l’image de l’ensemble des forces armées de ce pays, n’a pas encore manifesté concrètement sa volonté à s’impliquer davantage dans les affaires stratégiques du monde. La marine italienne s’est, en quelque sorte, « démilitarisée ». Elle mène quasi exclusivement des opérations de simples garde-côtes et a perdu des compétences critiques dans certains domaines essentiels.

Il ne s’agit pas faire preuve d’arrogance ou de condescendance, au contraire : les exemples de nos voisins et alliés doivent nous inciter à la plus grande vigilance. Car le temps militaire est un temps long. Porter l’effort de défense et le maintenir à un niveau cohérent par rapport aux menaces, aux priorités politiques et aux nécessités et responsabilités stratégiques suppose une rigueur et des efforts constants et durables.

Pour faire face aux enjeux actuels, pour assurer la préservation de nos intérêts nationaux, de ceux de nos alliés et le respect du droit international, il est nécessaire pour notre pays d’avoir une marine cohérente et complète, qui dispose de l’ensemble des matériels et maîtrise l’ensemble des compétences lui permettant d’agir sur toute la palette opérationnelle.

Nous partageons donc le constat opéré par d’autres collègues avant nous et estimons qu’il est impératif que l’Union européenne tienne enfin compte des efforts que la France est souvent bien seule à assumer pour assurer la sécurité des Français, mais aussi de l’ensemble des Européens. Cela peut passer, notamment, par une neutralisation au moins temporaire d’une partie des dépenses de défense pour le calcul des règles de déficit excessif.

Si l’on devait constater un désengagement américain au sein de l’OTAN et si l’Union européenne se voyait contrainte d’augmenter son effort de défense, une telle modification des règles budgétaires européennes n’en serait que plus légitime.

Notre marine constitue une force multi-missions unique en Europe, dont il faut conserver et même renforcer les capacités. Comme l’affirmait à raison un autre président américain, Theodore Roosevelt, « Une marine puissante ne constitue pas une provocation à la guerre. Elle représente la meilleure garantie pour la paix. » Une telle appréciation s’applique naturellement, au-delà des seules forces navales, aux forces armées dans leur globalité.

M. Jean-Jacques Candelier. Avant toute chose, je tiens à féliciter nos collègues pour ce travail de qualité. Je ne peux néanmoins m’empêcher de constater qu’il y a bien peu de marins sur le pont pour cette réunion… Premièrement, j’ai cru entendre que la Turquie souffrait plus des Kurdes que de Daesh ; je suis étonné de cette analyse alors que les Kurdes jouent un rôle important dans la lutte contre les djihadistes. Deuxièmement, la marine française, depuis Toulon, déploie une véritable armada en Méditerranée – environ deux-tiers de la flotte hors SNLE et le porte-avions, désormais immobilisé en cale sèche. C’est cette situation qui nous conduit à sous-traiter à la Royal Navy un certain nombre de missions sur la façade atlantique. Cette stratégie date. Elle ne tient ainsi pas compte de l’extension de notre zone économique exclusive, qui place la France au deuxième rang mondial en termes de surface maritime, ni de l’apparition de nouvelles zones de tensions dans l’océan Pacifique. Dans ces conditions, ne devrions-nous pas alléger le dispositif en Méditerranée, ou du moins en réduire la voilure ? Enfin, je m’interroge sur la redondance des missions effectuées par notre marine et celles menées dans le cadre de l’opération européenne Sophia, qui lutte contre toutes les formes de trafic sur le même espace.

M. Philippe Vitel. Votre rapport est très complet et j’ai hâte de pouvoir le lire en détail. S’agissant de Sophia, vous l’avez indiqué, le gouvernement libyen reconnu n’autorise toujours pas la présence des bâtiments déployés dans le cadre de cette opération dans ses eaux territoriales. J’avais cru comprendre que cette question devait être abordée lors du Sommet européen organisé à Malte, le 3 février dernier. Pourtant, si les conclusions de ce Sommet, dont je viens de prendre connaissance, font état d’une augmentation des moyens consacrés notamment à la formation des garde-côtes libyens, rien n’est dit sur la mise en place d’une ligne de protection dans les eaux territoriales libyennes, dont l’utilité est reconnue par chacun. Il est indispensable que la communauté internationale convainque la Libye que ce projet ne constitue pas une ingérence, mais permettra d’assurer une meilleure protection de tous, plus proche des ports d’origine.

Je souhaiterais également évoquer nos capacités aéromaritimes, et en particulier nos capacités de surveillance. La rénovation des Atlantique 2, souvent sujette à débats, constitue un enjeu alors que la disponibilité opérationnelle de ces appareils atteint ses limites. La lenteur du programme de rénovation pose-t-elle, selon vous, des difficultés d’un point de vue capacitaire ? De même, la faible disponibilité de nos appareils nous place-t-elle en porte-à-faux vis-à-vis de nos alliés ?

M. Michel Voisin. Je prends la parole en tant que représentant du président de l’Assemblée parlementaire de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Je me suis rendu à Malte comme en Italie et, je l’avoue, je me pose beaucoup de questions sur l’opération Sophia. Alors que l’Italie consacrait 10 millions d’euros à l’opération Mare Nostrum, l’Union européenne, qui logiquement a pris la suite des autorités italiennes, a d’abord consacré deux millions d’euros à l’opération Sophia, avant de porter ce montant à hauteur de 12 millions. Toutefois, les résultats n’évoluent pas et le nombre de migrants périssant en Méditerranée croît de manière exponentielle. Vous avez indiqué le nombre de passeurs arrêtés mais je crains que cela ne soit pas le cœur du problème. Or, lorsque l’on met bout à bout les moyens affectés, je me demande si, au fond, on ne dépense pas tant d’argent pour se donner bonne conscience, et au fond, pour ne faire que des ronds dans l’eau…

M. Gwendal Rouillard. Félicitations à nos rapporteurs pour ce rapport que je lirai avec attention. Au cours des dernières années, la France s’est rapprochée de ses partenaires de la rive sud. Par ailleurs, l’Union européenne comme l’OTAN, à la demande de la France, ont mené des discussions avec ces partenaires. Je m’interroge toutefois sur la cohérence de certains dispositifs, et notamment sur notre stratégie et nos moyens de surveillance de la Méditerranée. Techniquement nous sommes bien sûr capables d’installer sur toutes les rives des radars ou d’autres moyens de surveillance, mais politiquement, on peine à avancer alors même que c’est collectivement que nous sommes confrontés à la menace terroriste. D’après vous, au terme de vos auditions, vous semble-t-il possible de disposer d’un système de surveillance globale, pour décupler nos moyens de surveillances, par exemple dans le cadre du Dialogue 5+5 ?

M. Yves Fromion. Je m’étais rendu avec notre collègue Joaquim Pueyo en Sicile, sur un bateau italien, au contact des réalités que vous évoquez. Dans la continuité de ce qui vient d’être dit, il me semble que, s’agissant de la crise migratoire, nombre de pays européens cherchent avant tout à se donner bonne conscience. Ne soyons pas dupes : la Libye profite largement des flux financiers liés au trafic de migrants, essentiellement en provenance d’Afrique de l’Ouest. Ce à quoi nous assistons en l’espèce est une amplification d’une migration ancienne, due à la misère et aux difficultés économiques. Elle continuera tant que les pays d’émigration ne joueront pas le jeu.

Mais lorsque l’on nous dit, comme l’a fait le ministre de la Défense ici même et dans l’hémicycle, que nous ne pouvons pas pousser notre dispositif plus avant dans les eaux territoriales libyennes, ce n’est pas acceptable. Il y a pourtant un hôpital italien à Tripoli, et nombre d’autres choses en Libye. Quand on veut, on peut ! Chacun le sait ici, les eaux territoriales ne font l’objet d’aucun contrôle. Nous nous donnons bonne conscience en affrétant des bâtiments qui, au fond, accompagnent et sécurisent le trafic migratoire. Les marins italiens avec lesquels je me suis entretenu sont scandalisés de ce qu’on leur demande de faire ; il faut en être conscient ! C’est de notre faute si les migrants se noient ! On peut se réfugier derrière le cadre légal ou l’ordre public international pour ne pas stopper ces trafics, mais c’est bien peu de choses face aux vies humaines. C’est bien pour sauver des vies que nous avions agi lorsque nous avons arrêté les troupes de Mouammar Kadhafi à Benghazi. On pleure dans les journaux, mais nous sommes responsables, et le Parlement français porte une lourde responsabilité devant l’Histoire en acceptant de jouer ce jeu les yeux bandés.

M. Alain Marleix, co-rapporteur. En réponse à Jean-Jacques Candelier, nous coopérons avec le Royaume-Uni dans l’intérêt des deux pays, conformément aux traités qui nous lient. La Royal Navy n’est pas très présente en Méditerranée et il lui arrive aussi de faire appel à notre marine. Cette coopération est ancienne et encadrée.

M. Jean-David Ciot, co-rapporteur. Je tiens à préciser que, s’agissant de l’appréciation du niveau de menace pesant sur la Turquie entre les Kurdes et Daech, nous n’avons fait que présenter la position de l’État turc. Leur appréciation de la situation, différente de la nôtre, les conduit à déployer leurs capacités selon leurs propres priorités. Dans le rapport, vous le verrez, nous avons fait un inventaire précis des menaces et des forces en présence. S’agissant de l’allégement de notre engagement en Méditerranée, je ne crois pas que cela soit possible au regard de l’intérêt stratégique de cet espace comme de la situation internationale. La stratégie du pivot envisagée par l’administration Obama, et dont on attend de voir ce qu’elle deviendra sous l’administration Trump, va également dans ce sens. Je partage par ailleurs l’avis d’Alain Marleix sur notre coopération avec les Britanniques. Elle s’exprime notamment dans l’océan Atlantique ou encore plus au nord, dans l’intérêt de nos deux pays.

Concernant la cohérence des dispositifs, évoquée par M. Rouillard. Je vous avoue qu’au début de nos travaux, je m’interrogeais également sur les raisons qui nous empêchaient de coopérer de manière plus approfondie avec l’Espagne, l’Italie, la Grèce, voire la Turquie, sur des intérêts stratégiques communs. Il y a en fait plusieurs explications. D’abord, l’état et la nature des forces ne sont pas les mêmes. Ensuite, les modalités d’engagement sont différentes. Ainsi par exemple de l’Espagne. Si les enjeux militaires sont principalement côtiers, le processus de décision repose plusieurs ministères, compétents pour le commandement des opérations selon la nature des missions menées. En France, le ministère de la Défense, par le biais du préfet maritime, est la seule autorité de commandement. De même, si l’Italie dispose de réelles capacités militaires – deux porte-aéronefs, des FREMM – elle n’est pas en mesure de les utiliser militairement car elles ne servent quasiment qu’à des fins humanitaires. Les conditions d’engagement des bâtiments sont donc différentes. C’est pourquoi je suis quelque peu réservé sur un approfondissement de la coopération vers un dispositif plus intégré.

C’est également ce constat qui m’amène à plaider pour le maintien de notre défense sur la totalité du spectre, reposant sur des moyens et des compétences garantis sur le long terme. La marine, je le rappelle, ne s’appréhende qu’à long terme. Au-delà de la croyance des uns et des autres dans la règle des 3 %, je pense d’ailleurs que nous devrions réfléchir à sortir une partie des dépenses de défense pour le calcul des règles de déficit excessif.

J’ajoute que la situation de dépendance dans laquelle se trouvent les Britanniques vis-à-vis des Américains dans certains domaines ne facilite pas toujours l’approfondissement de notre coopération suivant un mode plus « intégré » qu’aujourd’hui.

Les régimes politiques des pays riverains de la Méditerranée, au sud, et le caractère parfois relatif de leur stabilité dans la durée ‒ en Algérie, par exemple ‒ peuvent également freiner le développement de coopérations très intégrées avec les pays concernés. Au nombre des facteurs de risques de déstabilisation de ce pays et au-delà de la question de la succession du président de la République, il faut aussi compter l’évolution du prix du pétrole, dont l’effondrement a largement vidé les réserves financières sur lesquelles repose traditionnellement la stabilité du régime algérien.

Pour toutes ces raisons, je ne crois pas qu’il serait avisé pour nous de baisser la garde en Méditerranée.

J’en viens à l’opération Sophia, et à son relatif échec ‒ ou, du moins, au fait que l’opération n’ait pas répondu totalement aux ambitions de son mandat. La situation s’explique par le fait que les moyens militaires de l’opération Sophia n’ont pas la possibilité d’opérer dans les eaux territoriales libyennes. Faut-il que nous y pénétrions sans mandat ?

M. Yves Fromion. Certainement pas !

M. Jean-David Ciot, co-rapporteur. Ce n’est en effet pas possible, et cela changerait très profondément la nature de notre intervention dans un contexte politique compliqué, où la rivalité entre le Premier ministre libyen et le maréchal Haftar conduit chacun à essayer de montrer qu’il maîtrise les eaux territoriales libyennes. Nous n’en avons pas moins de lourdes responsabilités.

J’ajoute que même si le champ d’intervention de l’opération Sophia était étendu aux eaux territoriales libyennes, il n’en recouvrirait toujours pas pour autant la totalité des zones d’actions des filières de passeurs et de trafiquants. En effet, ces filières ne s’organisent pas seulement dans les ports ; elles prennent leurs racines à l’intérieur des terres. La ligne des côtes libyennes n’est en réalité que notre dernière ligne de défense en Méditerranée avant notre territoire national, et la tenir ne nous dispensera pas d’un dispositif de défense de l’avant, dans le Sahel.

M. Alain Marleix, co-rapporteur. Pour compléter les réponses de mon collègue montrant la nécessité de notre présence en Méditerranée, je tiens à souligner combien le nombre de navires de premier rang a tendance à s’accroître : on en compte aujourd’hui soixante-dix à quatre-vingt, appartenant à diverses puissances qui, pour certaines comme l’Algérie ou la Tunisie, n’avaient pas de tradition très forte de puissance maritime militaire. Le Maroc, dont la flotte se partage entre deux mers, dispose aujourd’hui de sept navires de premier rang, dont une FREMM ; l’Algérie en a cinq ou six, l’Égypte onze, l’Espagne huit, l’Italie vingt-sept ‒ d’ailleurs déployés exclusivement en Méditerranée ‒, la Turquie vingt-quatre, la VIe flotte américaine compte quatre frégates de premier rang et un bâtiment de commandement, etc. Ajoutez à cela que viennent croiser en Méditerranée des marines qui n’y étaient pas présentes il y a quelques années, comme le montre le déploiement d’un porte-avions russe, ou les passages réguliers de la marine chinoise. Tout cela fait du monde, pour une mer de superficie relativement modeste. Ajoutez aussi, concernant l’Algérie, que l’effort d’équipement ne porte pas uniquement sur l’acquisition de navires, mais aussi sur la modernisation de la base de Mers-el-Kébir, qui offre de remarquables possibilités avec ses eaux froides et profondes, où un sous-marin peut demeurer longtemps sans être repéré.

Quant aux incertitudes politiques qui justifient que l’on ne baisse pas la garde, elles ne concernent pas seulement l’Algérie. La situation de la Libye appelle elle aussi une grande vigilance : certes, le pays est peu peuplé, mais sa superficie et la longueur de ses côtes lui confèrent une position stratégique.

Voilà des éléments dont il faut avoir bien conscience, et qui justifient que l’on ne relâche pas l’effort sur le terrain.

M. Michel Voisin. J’aimerais ajouter que, concernant les flux de migrants, j’ai appris qu’une organisation commune à plusieurs pays du sud de l’Europe avait établi trois centres d’accueil de migrants, dont la capacité d’accueil s’élève à mille ou mille cinq cents personnes. Selon mes informations, ces centres ne comptent qu’une centaine de réfugiés, car la plupart de ceux qui y arrivent s’orientent immédiatement vers le sud de l’Italie, d’où ils remontent vers l’Europe de l’ouest.

La commission autorise à l’unanimité le dépôt du rapport d’information sur le rôle de la marine nationale en Méditerranée en vue de sa publication.

Marine & Océans
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La revue trimestrielle "Marine & Océans" a pour objectif de sensibiliser le grand public aux grands enjeux des mers et des océans. Informer et expliquer sont les maîtres mots des contenus proposés destinés à favoriser la compréhension d'un milieu fragile. Même si plus de 90% des échanges se font par voies maritimes, les mers et les océans ne sont pas dédiés qu’aux échanges. Les ressources qu’ils recèlent sont à l’origine de nouvelles ambitions et peut-être demain de nouvelles confrontations.
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